Libéré de prison en fin de peine le 3 mai 2009 au terme de six ans d’emprisonnement, Taoufik Selmi, originaire de la région de Jelma dans le gouvernorat de Sidi Bouzid, tente depuis des mois de reprendre une vie digne de ce nom. Condamné à une peine complémentaire de contrôle administratif de cinq ans, Taoufik Selmi a eu la désagréable surprise de se voir contraint à signer quotidiennement au poste de la garde nationale, distant de trente-deux kilomètres de son domicile. Cet émargement pose toutes sortes de problèmes matériels, d’une part parce qu’il l’empêche d’avoir un emploi, et cercle vicieux, parce qu’il n’a pas de ressources pour s’acquitter des frais de transport évalués à quatre dinars quotidiens. Il ne peut faire face, par ailleurs, à la pension mensuelle alimentaire de 280 euros réclamée par le tribunal. Un huissier notaire lui a fait savoir que si, d’ici le 6 février prochain, il n’avait pas payé les arriérés de huit mois, il serait renvoyé en prison.

Dans la pratique, cet émargement s’accompagne d’une assignation à résidence puisqu’il lui a été notifié qu’il doit prévenir de ses déplacements. Dans la pratique, Taoufik Selmi se voit interdire tout déplacement à l’intérieur du pays. Sa vie de famille en pâtit : père de trois fillettes âgées de onze, neuf et sept ans et demi vivant à Tunis, il n’a pas l’autorisation de se rendre dans la capitale.

Taoufik Selmi a demandé un passeport et ne l’a pas obtenu ; une situation qui pourrait se prolonger car il s’est adressé aux ministères de tutelle et au Procureur de la République pour se plaindre de cet enfermement à domicile, en vain.

Cette nouvelle épreuve vient s’ajouter à des années de souffrance et d’injustice.

De nationalité tuniso-bosniaque 1, marié depuis 1997 en Bosnie à une ressortissante bosniaque dont il a eu trois fillettes dont l’une est née au Luxembourg, Taoufik Selmi avait demandé l’asile dans ce dernier pays. Le ministère de la Justice avait rejeté sa demande, rejet confirmé par la Cour Administrative le 7 mars 2002. Le 31 mars 2003, lors d’une perquisition menée dans le cadre d’une information judiciaire ouverte par le parquet de Luxembourg, il est arrêté avec son épouse. Le couple subit des violences telles que son épouse, enceinte, perdra le fœtus. Ils se voient retirer tous leurs documents, y compris le permis de conduire qui lui fait tant défaut aujourd’hui pour travailler. Le couple fait un court séjour dans un centre de rétention. Les violences qu’ils ont subies donneront lieu à une enquête interne de la police, et seront plus tard stigmatisées par la Commission consultative des Droits de l’Homme luxembourgeoise et Amnesty International. Le 3 avril, la police renvoie toute la famille toute la famille en Tunisie, via Francfort, au mépris des conventions internationales ratifiées par le Luxembourg, notamment de l’article 3 de la Convention sur la torture à laquelle le Luxembourg est partie : « Aucun état partie n’expulsera, ne refoulera, ni n’extradera une personne vers un autre Etat où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risque d’être soumise à la torture […] » Ce renvoi est également contraire à la législation nationale, puisque la loi du 28 mars 1972 dispose dans son article 4 : « L’étranger ne peut être expulsé, ni éloigné à destination d’un pays s’il établit que sa vie et sa liberté y sont gravement menacées ou qu’il y est exposé à des traitements contraires au sens des articles 1 et 3 de la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines et traitements cruels, inhumains ou dégradants ». La jurisprudence luxembourgeoise a enrichi ce texte de l’absence d’exception opposable à cette loi2 .

Monsieur Selmi est renvoyé avec un laisser passer délivré par la représentation diplomatique tunisienne.

L’acharnement des autorités luxembourgeoises pose nombre de questions : a-t-il été renvoyé pour défaut de permis de séjour ou parce que qu’il a été considéré comme un terroriste préparant selon un « journal » local un « attentat contre l’ambassade des Etats-Unis » ? La seconde éventualité ne peut être retenue car elle aurait donné lieu à des poursuites, ce qui ne sera pas le cas. Quand bien même ils auraient été reconduits à la frontière en raison de leur absence de titre de séjour, on notera que la procédure n’est pas respectée au nom d’un empressement dont on peut s’interroger sur les causes réelles. En effet, son épouse est mise dans l’avion sans qu’aucune décision administrative ne lui ait été notifiée. C’est dans l’illégalité totale qu’elle est renvoyée dans un pays dont elle ne possède pas la nationalité. Leurs économies leur ont été volées. Quant à l’avion qui a transporté le couple, il a encore récemment été sujet à interrogations, d’aucuns soutenant qu’il s’agirait d’un avion de la CIA 3.

A son arrivée en Tunisie, Taoufik Selmi est arrêté, transféré immédiatement dans les locaux du ministère de l’Intérieur et torturé pendant six jours d’affilée. Sa détention au secret a duré plus d’un mois jusqu’à son dépôt à la prison civile de Tunis. Le procès verbal mentionnera le 8 mai comme date d’arrestation. Accusé d’appartenance à une organisation terroriste opérant à l’étranger en temps de paix, en vertu de l’article 123 du code des plaidoiries et sanctions militaires, il a comparu le 8 mai 2003 devant un juge d’instruction militaire. Lors de son procès le 12 juillet 2006, il sera condamné à six ans d’emprisonnement et cinq ans de contrôle administratif par le Tribunal militaire permanent de Tunis.

Son recours a été rejeté au Luxembourg par le tribunal administratif, qui s’appuie sur le refus de sa demande d’asile pour invoquer l’absence de craintes en cas de retour en Tunisie. Quant à la torture subie en Tunisie par Taoufik Selmi, elle ne constituerait au mieux qu’une allégation mais ne serait pas prouvée. L’avis critique de la Commission consultative des droits de l’homme provoque l’ire des ministères de la Justice, de l’Intérieur et de la police. Néanmoins, les circonstances du renvoi de la famille Selmi suscitent interrogations, colère et mobilisation, dans la rue ou par voie de publication 4 et la question sera posée au Parlement. Quant à Madame Selmi, elle vivra pendant six ans les affres d’une épouse de prisonnier isolée dans un pays dont elle ne parle pas la langue et qui ne dispose pas de représentation diplomatique bosniaque et devra faire face à des difficultés matérielles et morales incommensurables.

Luiza Toscan