censure du Net Tunisie
La carte du Web censuré. Signalés d’une croix noire, les pays pratiquant la censure d’Internet, avec des moyens de répression dure et ceux procédant au filtrage des contenus “politiques”. D’une croix rouge, les pays exerçant un filtrage des contenus “sociaux” d’Internet. (sources : Reporters sans frontières, OpenNet Initiative)

Sur Internet, 1994-2004 a été l’ère des pionniers. 2004-2007 a été l’ère des marchands. Aujourd’hui s’ouvre l’ère des mé chants. Partout dans le monde, les sites plongent dans le noir, les arrestations s’enchaînent, les peines de prison pleuvent. Le Web vient de fêter ses 20 ans. Personne ne le prenait au sérieux : c’est fini.

Nacer (tous les prénoms d’internautes cités dans cet article ont été modifiés) se souvient du premier ordinateur connecté à Internet à la bibliothèque nationale de Damas, en Syrie : un garde qui ne comprenait pas un mot d’anglais venait s’asseoir à côté de vous pendant la consultation, pour surveiller cette nouvelle nitro glycérine. C’était le bon temps. Aujourd’hui, les Syriens surfent confortablement, depuis chez eux, sur un Web censuré. La cybercensure, le fichage des internautes ne sont pourtant pas l’affaire des seules dictatures.

L’Italie est en phase avec la Chine. La loi y oblige tous les cybercafés à scanner les papiers d’identité du moindre client. Au Kazakhstan, il est actuellement vivement conseillé de ne pas publier les mots ” crise économique ” sur Internet – le président ne le veut pas. C’est folklorique, face aux tests en cours en Australie, pour purger tout le Web local des ” contenus numériques à caractère pédophile “. Tous les gouvernements sont angoissés par l’hydre Internet, mais chacun l’exprime selon sa culture. La Grande-Bretagne se prépare à surveiller et archiver toutes les communications électroniques, au nom de la lutte contre le terrorisme. En France, la confrontation Etat-internautes a lieu autour du téléchargement d’œuvres protégées. Quand la poussière retombe sur les champs de bataille législatifs, il reste un rapport de forces inégal : les Etats et les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) ont maintenant les moyens techniques pour repérer et rendre inaccessibles les sites qui fâchent, à l’échelle d’un pays. On dit alors que le Web est ” filtré “.

LA PAGE INTROUVABLE, ERREUR 404

Le filtrage du Web s’annonce le plus souvent par le message : ” Page introuvable “, familière à tous les internautes, libres ou surveillés. En jargon informatique, on l’appelle ” page de l’erreur no 404 “. La page 404 a toujours posé problème. Une jolie légende technologique veut qu’aux débuts de la Toile, au Cern, en Suisse, les chercheurs, excédés d’aller sans cesse relancer un serveur défaillant installé dans le bureau no 404, aient attribué ce numéro d’erreur au défaut de connexion, en souvenir de cette pièce maudite. Vraie ou fausse, cette page d’erreur a en effet un mauvais karma.

A Oman, à Bahreïn, à Dubaï, la page de l’erreur 404 est franche du collier : vous serez redirigé vers un message vous informant, en anglais et en arabe, que le site que vous cherchez n’est pas autorisé dans le royaume. En Chine, la page 404 n’est assortie d’aucune explication, et elles sont inutiles : le site est censuré. Les soldats américains en Irak tombent dessus quand ils veulent consulter YouTube, interdit par l’US Army, depuis leur base. Ils n’ont pas ce problème depuis un cybercafé de Bagdad. En Algérie et en Egypte, elle signale réellement un problème technique : le Web n’y est pas filtré, même s’il est très policé. Elle apparaît si vous demandez depuis la Syrie un site dont l’adresse contient la terminaison ” .il “, code d’Israël. Vous n’aurez en revanche aucun problème avec un site porno. Et en Tunisie, la page 404 est tout simplement factice. Une page Internet Explorer ou Firefox vous informe que votre connexion n’a pu aboutir. Seul un détail – le logo de Firefox alors que vous surfez avec le navigateur Internet Explorer, ou le contraire – permet de s’apercevoir qu’il s’agit d’une fausse page. Ce qui, en Tunisie, a lancé l’expression ” une 404 bâchée ” pour les pages censurées, clin d’œil à la camionnette Peugeot si populaire en Afrique. Et tous les internautes tunisiens de s’écrier en chœur : “Et son chauffeur s’appelle Ammar !” Ammar, comme la première lettre de l’ATI, l’Agence tunisienne de l’Internet, paravent du ministère de l’intérieur tunisien.

ESCALE TUNISIENNE

Lors d’une croisière en Censurie, la Tunisie mérite une escale : premier pays africain à avoir investi Internet, rutilante vitrine de l’informatisation des citoyens et des nouvelles technologies louée par Bill Gates (” Je suis époustouflé par la Tunisie “), cet Etat est à la pointe de la cybercensure. Dès 2000, dans une blogosphère encore déserte, il innovait en censurant sur son territoire le forum Takriz.org, (“ras-le-bol”.org). La même année, son premier cyberdissident, Zouhair Yahyaoui, était arrêté dans un publitel (cybercafé) et condamné à dix-huit mois de prison pour avoir proposé un sondage sur son site, Tunezine : ” La Tunisie est-elle un royaume, une république, un zoo, une prison ? ”

Le mariage des technologies dernier cri de cybersurveillance et d’un Etat policier a engendré en dix ans une triste routine – cyberdissidents emprisonnés et blocage systématique des sites de la presse étrangère dès qu’un entrefilet déplaît. Lofti, un Tunisien qui vit en Europe, se souvient qu’il n’a jamais pu accéder au portail français Voila.fr lors d’un séjour au pays. Pourquoi ? A cause des dépêches AFP que le portail propose ? De photos trop sexy ? Les questions aussi sont mal vues. A noter : l’ATI, depuis ses débuts, est toujours dirigée par une femme. Khadija Ghariani, ­ingénieur Sup Telecom Paris promo 1984, Feriel Béji, docteur en intelligence artificielle, et Lamia Cheffai Sghaier, ingénieure en génie électrique, s’y sont succédé. En dissidence, on les surnomme les Ben Ali’s Angels, une production locale sous-titrée : ” A nous de vous faire détester Internet ! “. La Tunisie est aussi championne d’un certain cyberhumour.

” ECRIVEZ : “JI/AN/G ZE/MIN” ”

L’autre grand ancien de la cybercensure est la Chine. On sait qu’une grande muraille virtuelle tient au large des yeux chinois des millions de sites étrangers, et aussi nationaux. Lire librement sur le Web n’est donc pas possible, mais les Chinois ne s’en plaignent pas trop, ils sont habitués. C’est écrire, converser en ligne qui les passionne. Et c’est l'” harmonisation ” qui les énerve.

Depuis la décision du Parti communiste chinois de ” construire ” une ” société harmonieuse “, en 2007, le Web n’est plus seulement censuré en Chine, il est ” harmonisé “. Un filtre automatique ou une main invisible supprime un mot, un nom, une phrase, un commentaire, un blog ou un visuel qui déplaît. On dit alors : ” J’ai été harmonisé “. Petite leçon par courriels interposés avec Edwin, interprète anglais-chinois, qui vit depuis longtemps à Wenzhou. ” Prenons le nom de l’ex-président Jiang Zemin, celui de Tiananmen, qui a été minutieusement gommé du Web chinois. Si vous l’écrivez sur un blog ou un forum, parfois, il sera automatiquement remplacé par des étoiles ou par un blanc, ou bien vous ne pourrez pas envoyer le message. Ou alors, il sera effacé après publication. Mais il suffit d’avoir un peu de créativité. Ecrivez : “Ji/an/g Ze/min”, et le tour est joué… ”

Les robots de censure ne comprennent pas les mots hachés, les périphrases, ou le double sens phonétique d’un idéogramme chinois. Quels sont ces fameux mots interdits qu’ils traquent ? Nul ne le sait hors du Parti, qui décide, et des FAI, qui font le ménage. Parfois, une liste piratée de mots prohibés fait surface sur le Web. La plus récente comprenait 1 041 mots (chinadigitaltimes.net/tag/banned-words), dont ceux-ci : sexe, Tibet, Fa lun gong [mouvement religieux interdit], Tiananmen, play-boy, fuck, multipartisme, indépendance Taïwan, police, salope, corruption, torture, fonds publics, anus, Jésus-Christ, émeutes, insurrection, désastre aérien, 89, tyrannie, Corée du Nord, scrotum, dictature, pigeons, timeshare, pénitencier, Voice of America, soutien-gorge, finance à Genève, merde.

Même la Chine commence à avoir du mal à maîtriser ses 300 millions d’internautes remuants – la population des Etats-Unis – et leurs tsunamis de commentaires insolents qui polluent l’harmonie générale. Sinon, pourquoi aurait-elle recruté le ” Gang des 50 centimes “, pour harmoniser les opinions sur le Web ? Ce mystérieux groupe a été ainsi baptisé car il est composé de moult petites mains anonymes qui sont censées être payées un demi-yuan (0,05 €, le prix d’un ticket de métro) par commentaire positif pour le régime publié sur les forums, les salons de chat, les blogs. Confirmation par courriel de notre homme à Wenzhou : ” C’est assez facile de les repérer. Quand un profil ouvert le jour même sur un forum publie cinquante messages en une après-midi, on se doute que c’est l’un d’eux. ” Certains intérimaires à court d’imagination laisseraient même des indices grossiers, tels des pseudonymes transparents : ” Harmonie du matin “, ” Harmonie du géranium “.

L'”OPTION JUNTE BIRMANE”

Tous les pays n’ont pas la conviction et l’inépuisable main-d’œuvre de l’industrie chinoise de la censure. Ils ont néanmoins un vaste choix de techniques à leur disposition. Complexités informatiques mises à part, le Web peut se comparer aux centraux téléphoniques. Pour censurer, le plus simple est encore de débrancher la prise qui relie le Web national au trafic mondial. C’est l'”option junte birmane”, utilisée pendant les manifestations de 2007.

Une autre parade consiste à limiter la vitesse de connexion des particuliers. En Iran, le président Ahmadinejad a un blog, mais seul le gouvernement et le clergé ont accès au haut débit. Le commun des Iraniens se contente de 256 Ko/s, ce qui laisse peu de chance de télécharger des vidéos déshabillées ou des éloges de l’athéisme, de toute façon introuvables (pour mémoire, une connexion ADSL correcte en France a un débit dix fois supérieur).

Les censeurs peuvent aussi choisir de placer leurs ciseaux à l’interconnexion de leur Web national et de la Toile, comme l’Arabie saoudite, afin de tamiser commodément le vice et la vertu dans ce sas avant de libérer le trafic. Dans les techniques aujourd’hui considérées comme démodées, la Thaïlande pratique toujours le DNS poisoning, ou ” empoisonnement d’adresses Internet “. Voilà pourquoi à Bangkok vous pouvez demander un article en ligne de la BBC et atterrir sur la page d’accueil d’un ministère local.

Mais pour les censeurs un peu modernes et prêts à investir, on n’en est plus là : la censure est sélective et souple, elle repère et bloque des sites ou noms de domaine en lançant des robots à la chasse de mots-clés ou de catégories entières de sites. Il faut, bien sûr, se munir de logiciels spécialisés. Des outils qui ressemblent aux logiciels de contrôle parental, élevés à la puissance un million, produisant les mêmes effets. Et dont les principaux fabricants sont occidentaux.

FILTRES ” MADE IN USA “

Aux Etats-Unis s’épanouissent trois sociétés sérieuses, dont le chiffre d’affaires croît régulièrement : Secure Computing, Websense, Blue Coat. Leur spécialité est la sécurisation des réseaux d’entreprises et des intranets. Pour l’OpenNet Initiative, un institut de recherche commun aux universités de Harvard, Toronto, Cambridge et Oxford qui étudie la cybercensure, ce sont les trois principaux fournisseurs d’outils de filtrage aux gouvernements.

Vendre des outils de sécurité informatique n’a rien d’illégal. Sur la page de Smartfilter, le logiciel leader, on peut lire : ” SmartFilter élimine du lieu de travail et de l’environnement éducatif tout contenu inap proprié, limite la responsabilité juridique, gère la bande passante et assure une protection contre les risques de sécurité. ” Les employés de bureau leur doivent l’interdiction de Facebook sur le lieu de travail, les bibliothèques ou écoles le filtrage des jeux, des casinos en ligne et des sites pornographiques. Mais vendre ces outils à des gouvernements dont on sait qu’ils ne sont pas portés sur les droits de l’homme, comme par exemple l’Iran et l’Arabie saoudite ? Secure Computing a toujours nié ces contrats, accusant même l’Iran d’avoir ” acquis illégalement ” ses logiciels.

Helmi Noman, chercheur à Harvard chargé du Moyen-Orient pour l’OpenNet Initiative, persiste à reconnaître l’empreinte de ces spécialistes du filtrage lors des tests que l’organisation conduit régulièrement depuis tous les pays du monde. Si ce ne sont pas eux, ce sont leurs partenaires : ces outils sont aussi distribués via les plus grands noms de l’industrie informatique, Microsoft, Sun, Cisco, McAfee, Dell. L’émirat de Bahreïn semble avoir fait quelques emplettes, dernièrement.

A BAHREÏN, UNE RÈGLE SIMPLE : ON NE PARLE PAS DE L’ÉMIR

Dans ce petit Etat du Golfe, décrit par les expatriés comme ” plutôt cool “, la règle était simple et courte : on ne parle pas de l’émir. Depuis janvier, Bahreïn est passé à la vitesse supérieure. Ahmed est ingénieur informatique à Manama, la capitale ; il a connu la censure ancienne manière, et nouvelle manière. Il aime le risque : un de ses loisirs depuis dix ans est de publier un blog d’informations locales, ce qui lui vaut régulièrement des ennuis. Les plus graves, en 2005, se sont soldés par quinze jours de garde à vue pour avoir publié une photo du fils de l’émir en train de sabler le champagne à l’arrivée d’une course de formule 1. Autrefois, son blog était grossièrement censuré, de façon facile à contourner. Depuis janvier, et un décret qui promet de nettoyer le Web des éléments ” contraires à sa culture ” (porno graphie, atteintes à la religion), c’est tout le Web du royaume qui est paralysé.

Selon Ahmed, jusqu’à 40 % des sites sont inaccessibles à Bahreïn, y compris des publicités, des blogs de cuisine, le traducteur automatique Google Translate et des sites techniques d’ingénierie. A tel point que les sociétés étrangères se sont plaintes : elles ne peuvent plus travailler.

Que s’est-il passé ? Un grand classique, que Helmi Noman a souvent remarqué quand un Etat décide de s’équiper. Dépassés par la puissance des logiciels de filtrage que le gouvernement leur a payés et imposés, les FAI combinent des catastrophes. Eux, ou les informaticiens du palais, n’ont pourtant pas fait d’erreurs avec une catégorie de sites bahreïnis. Depuis janvier, tous les sites et blogs chiites, pourtant peu enclins à la pornographie, ont disparu de la surface du royaume sunnite. Ahmed est chiite. Il continue à alimenter son blog en douce pour ses lecteurs à l’étranger et se demande si, la prochaine fois, à l’aéroport, il pourra quitter le pays.

Depuis Doha, au Qatar, où il donne une conférence, Helmi Noman met en garde contre ces outils de filtrage à double fond. ” Les sociétés occidentales vendent aux FAI non seulement des logiciels pour filtrer, mais aussi des décisions sur la liberté d’expression. ” Le pack censure comprend des outils ainsi qu’une base de données de 20 millions de sites, et des mises à jour régulièrement proposées par téléchargement, à la manière des logiciels antivirus. SmartFilter classe ces sites en 91 catégories. Au client de cocher la catégorie qu’il souhaite interdire. ” Quand un fournisseur d’accès achète SmartFilter, il achète 20 millions de décisions et 91 catégorisations qui peuvent être erronées.”

Les ” erreurs ” sont assez fréquentes, selon les relevés de Helmi Noman. Le jour où des sites aussi différents qu’Orkut (un réseau social très populaire en Inde et au Brésil), Last.fm (musique en ligne), LiveJournal (première plateforme de blogs dans l’ex-URSS) et Twitter (micro-blogs) ont été étiquetés, on ne sait pourquoi, ” sites de rencontres “, il est devenu temporairement impossible d’y accéder depuis différents coins de la planète. En avril 2007, le site de vidéos Dailymotion est passé pendant quelques jours en catégorie V4 (pornographie). Les internautes à Oman, au Yémen, et en Tunisie en ont fait les frais : adieu, Dailymotion. La base de données dont se nourrissent les filtres est consultable en ligne (www.trustedsource.org/urlcheck). Elle est collaborative. Chacun, société, particulier, ou ligue de vertu de toute religion, peut y signaler un site et l’étiqueter selon ses convictions, depuis le monde entier, anonymement.

La société Secure Computing ne connaît pas la récession. Elle vient d’être rachetée par le géant de l’antivirus, Mc Afee, pour 465 millions de dollars (environ 350 millions d’euros). La nouvelle direction accueille avec philosophie toute question sur la cybersurveillance d’Etat : ” Les gouvernements qui sont nos clients peuvent utiliser toutes les catégories [que nous fournissons] pour façonner l’Internet selon leurs besoins culturels. McAfee n’a aucun contrôle ni visibilité sur la façon dont une organisation met en place sa propre politique de filtrage. ” Soyons justes : l’Europe n’est pas en reste. La société Siemens propose un catalogue de procédés d’interception et de surveillance des communications. La Chine est l’un de ses grands comptes.

RIPOSTE TECHNOLOGIQUE

Personne ne souhaite une Toile mitée de pédophiles, de terroristes et de fraudeurs. Mais l’exemple parfaitement démo cratique de l’Australie et de sa coûteuse offensive contre la pédophilie en ligne (budget : 125 millions de dollars australiens sur quatre ans, environ 70 millions d’euros) débute par un sinistre amateurisme. En mars, durant les tests de filtrage, la liste noire et ultrasecrète des 2 395 sites pédophiles bloqués a atterri sur le site d’indiscrétions WikiLeaks. Heureusement. La fuite a révélé que la moitié seulement répondait à ce critère. Très regrettables erreurs : les sites d’un cabinet dentaire, d’une pension pour chiens, d’une agence de voyages y figuraient aussi.

Pour élaborer sa liste noire, le gouvernement australien – comme d’autres – s’est appuyé sur les informations de l’Internet Watch Foundation (IWF), une association britannique basée à Cambridge qui compile les signalements en ligne de sites pédophiles depuis 1995. L’IWF fait partie d’une fédération de vingt associations similaires autour du monde, subventionnées principalement par les opérateurs du secteur Internet. Elle a pris peu à peu, sans contrôle et sans autres références que sa bonne foi, la place du gendarme des pédophiles auprès des autorités. En décembre dernier, un signalement de l’IWF a abouti à la censure en Grande-Bretagne de la page Wikipédia de Virgin Killer, disque du groupe de hard rock allemand Scorpions. La pochette de ce vieil album, qui n’a jamais fait l’objet de poursuites judiciaires, représente une adolescente nue.

Le Web n’a pas de gouvernement central ni de loi universelle, de Croix-Rouge ou de représentation à l’ONU. Chaque internaute est seul face aux humeurs législatives de son pays. Tout juste peut-il compter, en cas de pépin, sur quelques organisations de défense de la liberté d’expression, une cause élégante mais de luxe par temps de récession. Une fois de plus, la riposte est surtout technologique, et c’est l’internationale des internautes qui vient à la rescousse. En Iran, le photographe Hamed Saber a développé seul un petit outil pour contourner le blocage du site de photos Flickr, qu’il a mis à la disposition de la communauté. Le Berkman Center, à Harvard, vient de lancer Herdict.org, un site d’où chacun peut signaler un site inaccessible depuis son pays, pour obtenir des données en temps réels sur les angles morts de la Toile.

L’ARME DE L’HUMOUR

Parce qu’ils sont bien informés, Edwin en Chine et Ahmed aux Emirats peuvent lire et écrire ce qui leur plaît, tout en restant invisibles sur l’écran de contrôle des censeurs. Ils utilisent un ” proxy anonymiseur “, nom barbare d’un outil de cryptage qui permet d’emprunter discrètement l’adresse d’un autre ordinateur, quelque part dans le monde, le temps de se retrouver en haute mer, sur le Web non censuré. Ils s’appellent Ultrareach, Psiphon, TOR, Dynaweb, Anonymizer, et sont disponibles par téléchargement.

L’un des plus populaires et des plus militants est actuellement TOR. En 2001, l’US Navy mettait dans le domaine public un de ses outils d’encryptage des communications. Robert Dingledine, alors étudiant au MIT, a les cheveux longs et les petites lunettes rondes des militants du logiciel libre. C’est lui qui a décidé de l’adapter au Web et de le diffuser gratuitement. TOR, géré aux Etats-unis par une association à but non lucratif, a déjà été téléchargé des millions de fois. ” On ne sait pas d’où, nous ne sauvegardons aucune donnée. Mais on peut estimer qu’à tout moment d’une journée, autour de la Terre, entre 300 000 et un demi-million de personnes se succèdent pour emprunter une de nos adresses de connexion et notre cryptage pour rester anonyme. ” Nulle part le cryptage des communications sur le Web n’est illégal. Mais les sites où télécharger les “anonymiseurs” sont souvent interdits.

En Thaïlande, utiliser un ” proxy ” est même passible de prison. Ils circulent quand même, sur clé USB ou disque, désormais concurrencés par les réseaux privés virtuels (VPN), des passerelles encryptées, utilisées par exemple par les multinationales pour communiquer en toute discrétion sur le Web avec leurs filiales à l’étranger. La parade est si simple qu’Edwin conclut, depuis Wenzhou : ” Si on voulait vraiment lutter contre la cybercensure, il suffirait d’investir quelques millions de dollars dans la création massive de VPN, de distribuer les liens et mots de passe gratuitement à tous les internautes. Et on en parlerait plus. ”

C’est ce que fait déjà une association thaïlandaise, Freedom Against Censorship Thailand (FACT), à son échelle, pour offrir une bouffée d’air aux internautes du pays. Cinquante mille sites ont été fermés durant les diverses convulsions politiques du pays, grâce à un cheval de Troie législatif : le crime de lèse-majesté envers le roi Bhumibol. Ce délit est tout sauf une plaisanterie (de trois à quinze ans de prison) et s’abat aussi sur les ­ressortissants étrangers. Un écrivain australien et un journaliste de la BBC ont goûté aux prisons thaïlandaises en son nom.

Le Web libre a beaucoup d’ennemis, mais de nouvelles légions d’alliés se lèvent, qui font maintenant réfléchir les ministères de l’information : les jeunes, pour qui la vie sans YouTube ou Facebook n’est plus concevable. Le Web 2.0, celui des réseaux sociaux, des partages de photos, de vidéos et de musique, fait régulièrement trébucher les censeurs avec des gaffes bien trop visibles et très impopulaires. Sur ces gigantesques sites, où des millions de personnes, de fichiers et de liens sont interconnectés, il n’est pas simple d’isoler une seule vidéo, un seul profil, une conversation. Si la Turquie avait su le faire, elle n’aurait bloqué qu’une vidéo ” insultante ” pour l’icône nationale Ataturk, et non tout YouTube, et se serait épargné la fureur des moins de 30 ans. A Tunis, le blocage intégral de Facebook en septembre 2008 a, pour la première fois, ému la population. Chose inouïe : la presse en a même parlé.

La dernière arme des internautes est l’humour, et il peut être ravageur. Le ridicule tue toujours la crédibilité d’une politique. En Chine, depuis février, une campagne “antivulgarités” musclée, pour un Web sans mots ou photos crus, a contraint les FAI à présenter des excuses publiques au peuple pour les “contenus indécents” et à javelliser des milliers de sites et de réseaux sociaux.

En quelques jours, la riposte était prête. Une petite vidéo en ligne d’un mouton alpaga pelucheux, avec chœurs d’enfants chantant à pleine voix la gloire d’un animal mythique chinois, le “cheval de l’herbe et de la boue” (www.youtube.com/watch?v=wKx1aenJK08) : en chinois, “mouton alpaga” signifie aussi, à un ton près, “nique ta mère”, tout comme “cheval de l’herbe et de la boue”. ” He Xie ” (harmonie, et donc censure) est très proche phonétiquement de “crabe de rivière”. Voici la chanson du mouton : le “cheval de l’herbe et de la boue” (nique ta mère) vit dans le “désert Ma Le” (” la chatte de ta mère”). Cette créature se bat contre les “crabes de rivière” (harmonie/censure) afin de préserver ses “prairies” (homonyme phonétique de “liberté d’expression”). Ce fut un nettoyage de printemps très cru et très gai. Depuis, l’harmonie a repris ses droits, sur les vivants comme sur les morts. Toute allusion aux enfants victimes du séisme de Sichuan l’an dernier est immédiatement harmonisée.

Source: Claire Ulrich – Enquête – LE MONDE – 29.05.2009