Les tunisiens de Nantes originaires de la ville de Redeyef lors de la manifestation du 12 Avril 2008

Un an après le début du soulèvement de la région de Gafsa en Tunisie, s’est tenu le procès en appel de 38 syndicalistes et militants, considérés comme les meneurs du mouvement. La justice a confirmé le 4 février la culpabilité des accusés, en réduisant toutefois certaines peines prononcées le 11 décembre en première instance. Ce procès fait suite à des dizaines d’autres où des centaines de jeunes ont été déférés, la majorité en état d’arrestation, et certains en fuite.

La région de Rédeyef, foyer d’émigration depuis quatre décennies, a vu une nouvelle hémorragie de sa jeunesse à l’occasion de cette vague de répression. La région nantaise leur a « ouvert » ses portes.

Rencontre avec deux Rdaïfis en exil forcé.

* H. Abdallah Halimi, vous êtes originaire de Redeyef ?

H. Abdallah : Oui. J’ai deux frères en prison actuellement à cause des événements à Redeyef depuis un an et un mois ; ils sont dans des conditions défavorables et difficiles.

* Et vous, Mohammed ?

Mohammed : Je suis de Redeyef aussi. J’ai des cousins en prison. Quand j’étais étudiant, j’avais déjà des problèmes avec le pouvoir tunisien. J’ai été mis en prison.

* H. Abdallah, vos deux frères en prison, qui sont-ils ?

H. Abdallah : Mon grand frère, c’est Tarek Halimi, un enseignant, un instituteur de Redeyef ; il est marié, il a trois enfants, deux filles et un petit bébé. Il a commencé à enseigner en 1981. Il fait partie du syndicat des enseignants de l’UGTT. Cela fait plusieurs mois qu’il a été arrêté. Ce n’est pas pour des raisons politiques. C’est à cause des manifestations, du mouvement social de Redeyef, qui a demandé l’emploi, la liberté de travailler dignement. Ils ont été attaqués par les forces de l’ordre, la police. Ils ont tous eu des problèmes physiques et psychiques, mes deux frères aussi. Cela fait plusieurs mois qu’il a été arrêté. Il a été à la police de lui-même car ils avaient arrêté sa femme.
Mon frère Haroun, âgé de 28 ans environ, avait passé trois mois dans la montagne.

* Dans quelles circonstances ?

H. Abdallah : Je dois faire un petit retour en arrière : les manifestations ont commencé à Redeyef. A la fin de février-mars, il y a eu la répression, c’était très grave. Les forces de l’ordre ont provoqué les manifestants, les chômeurs qui demandent de l’emploi. C’est alors qu’ils sont passés à l’arrestation des meneurs. Puis, sous la pression, ils ont relâché des personnes. Les leaders. Puis la quatrième étape, c’était quinze jours de négociations entre les représentants du pouvoir tunisien et les syndicalistes. Toute la ville était bloquée par les forces de l’ordre : 20 000 policiers et les militaires, plus les chars.

* C’est dans ce contexte de répression que votre frère …

H. Abdallah : A cette étape là, -je n’ai jamais vu cela, une répression pareille depuis l’époque de la colonisation- les gens, ils savent comment le pouvoir réagit. Ils le savent par les événements du pain, où les incidents du match de foot de Gafsa. Les forces de l’ordre ont tiré des bombes lacrymogènes sur les manifestants. Puis cela a été le tour des balles réelles,-c’est la guerre ? C’est l’impasse du pouvoir qui dégage d’une façon dictatoriale et barbare. Les forces de l’ordre sont rentrées dans les maisons et saccagé tous les petits commerces. Il faisait très chaud. C’était l’été. Les forces de l’ordre étaient hystériques. Ils ont tué deux jeunes, le premier qui avait fait la grève de la faim, qui a manifesté dans un transformateur. Le deuxième, c’est Ben Jeddou, un jeune. Dans cette période presque 500 personnes ont été arrêtées en quatre jours.

* Pour en revenir à votre frère …

H. Abdallah : Les gens sont obligés de s’enfuir, pour eux, c’était la montagne. Mon frère Haroun n’est plus à l’abri chez nous, où les forces de l’ordre sont venus avec des effectifs incroyables. C’est l’horreur, pour ma mère qui a plus de soixante ans, ou la femme de mon frère. Il est resté plus de trois mois dans la montagne. Cela a marché grâce à la solidarité entre les citoyens et ceux qui étaient dans la montagne.

* Comment cela s’est-il terminé ?

H. Abdallah : Je me demande comment il a survécu. Ils sont obligés de descendre en ville en nuit en cachette pour avoir de quoi manger, car il n’y a rien dans les montagnes. La montagne n’est pas le bon abri. Ils se sont enfuis vers le désert où ils ont passé un mois et demi. Car il y avait des gens qui les avaient balancés, qui disaient qu’ils étaient dans les anciens tunnels de phosphate. Comme il n’en pouvait plus, Tarek a décidé de se présenter au poste de police.

* Et à la police, comment cela s’est passé ?

H. Abdallah : Le pouvoir tunisien ne connaît que la torture et les matraques, et des choses que personne ne peut raconter en public, tellement c’est la honte. Et puis, ils l’ont envoyé vers le gouvernorat de Gafsa, au commissariat. Les enquêteurs font ce qu’ils veulent, comme des prédateurs. C’est pour tout le monde, pas seulement pour Haroun.

* Et votre frère Tarek ?

H. Abdallah : Lui aussi a été dans le désert. Il s’est livré au commissariat.

* Et depuis qu’il est en prison ?

H. Abdallah : Ils subissent des insultes, des agressions. Même les visites, ma famille ne peut leur rendre visite directement. C’est derrière les vitres. Mon grand frère, eh bien, son petit bébé ne le reconnaît pas derrière les vitres : il pleure.

C’est dramatique, pour sa femme aussi. Pour les prisonniers politiques en Tunisie, pour les prisonniers d’opinion, c’est pire que pour les droits communs. Il ne reçoit pas de lettres, il ne peut pas en écrire. C’est valable pour mes deux frères. On ne pouvait pas s’exprimer dehors, comment voulez-vous qu’on s’exprime en prison ?

Les condamnations le 11 décembre : on les ont accusés de choses graves : « organisation armée », « renversement du régime ». C’est honteux, c’est n’importe quoi, presque comique, on a affaire à un mouvement social qui manifeste, il s’agit juste de s’exprimer. On nous dit que c’est l’ « Etat des droits de l’homme » or il s’est agi d’une réaction dictatoriale. Mon grand frère Tarek a pris 10 ans et mon petit frère, 6 ans, en présence d’une délégation internationale, syndicale et judiciaire, des représentants des Etats-Unis, de la France. La délégation française a été dans ma famille, a discuté avec toute ma famille. Toute ma famille est maintenant sous surveillance, y compris les voisins, qui ne peuvent leur rendre visite, ni leur parler. Ils sont toujours sous surveillance. Quand ils vont rendre visite à mes frères, c’est l’état de siège. C’est catastrophique.

Il me faudrait des mois pour que j’arrive à exprimer tout ce que j’ai vécu, dire la vérité, ce qu’on a vécu ici en France, nos contacts téléphoniques avec nos familles. Les jeunes de Redeyef qui sont venus ici nous ont raconté des histoires incroyables, honteuses, tragiques. C’est la dictature.

Parmi ces prisonniers il y en a un qui s’appelle Abid Ben Messaoud Khlifi, un prof de littérature arabe. Il a déjà écrit un livre en prison. On n’arrive pas à avoir ce livre. Un jour, j’espère que ce livre sera publié. C’est son droit de s’exprimer, d’être libre.

* Mohammed, vous avez-vous aussi de la famille en prison ?

Mohammed : J’ai de la famille, mes cousins, des amis. Ils sont de Redeyef. Ils ont été arrêtés pendant les manifestations. Ils ont été condamnés à des peines de plusieurs années, comme mon cousin Ridha Ezdini (6 ans), Ghanem Chraïti (6 ans).

Il était avec son père en prison, Boujemaa Chraïti, tout du moins au début. Il est à la prison de Gafsa, il ont été frappés, torturés. Enormément. On les a brûlés avec du feu. On les a empêchés de voir un médecin. Boujemaa et Ghanem ont les lésions corporelles. Ghanem ne peut voir un médecin.

* Ghanem a droit de recevoir des visites ?

Mohammed : Moi, je n’ai pas le droit aux visites au début. Puis, je l’ai vu à la prison de Gafsa. Son moral, c’est celui d’une personne en prison, torturée, mais qui a des convictions, des droits, qui résiste en prison. La visite, une fois par semaine, ne dure même pas sept minutes et en plus c’est par téléphone. On ne s’entend pas. Un gardien est là qui écoute puis te coupe la parole et sort les familles de force.

* Vous m’aviez dit avoir été réprimé en Tunisie ?

Mohammed :J’étais étudiant syndiqué à l’UGTT. Ils m’ont arrêté à deux reprises. A la police on te bat. J’ai été jugé. Je me rappelle que ma famille n’a pas été autorisée à entrer au tribunal alors que le procès est public. J’ai eu une peine avec sursis. La première fois que j’ai été arrêté, j’étais lycéen. Nous avions fait une manifestation pour la Palestine en 2002. La manifestation a eu lieu à Redeyef. Depuis on m’a fait sortir de Redeyef. J’ai passé trois ans en fac, on ne m’a pas laissé passer les examens, alors je suis parti.

* Votre famille continue d’être surveillée ?

Mohammed : Elle est harcelée. Ils ont investi la maison. La surveillance ne cesse pas. On les a interrogés sur moi.

* Et maintenant que vous êtes en France pensez-vous envisageable de rentrer ?

H. Abdallah : Dans de telles circonstances, je ne peux plus rentrer. La France n’est pas un paradis, je suis un sans papier ici, j’ai toujours peur de la police.

* Vous attendez une amélioration de la situation en Tunisie ?

Mohammed : Oui, j’attends. C’est possible. Il faudra beaucoup de luttes, que les gens croient en leurs luttes. L’UGTT n’a plus de crédibilité. Amari Elabassi, secrétaire général de l’Union régionale de Gafsa de l’UGTT, est aussi un propriétaire de sociétés.

H. Abdallah : Amar Elabassi, c’est lui qu’il faudrait juger et condamner. Il a une société de nettoyage qui est liée à la société de phosphates de Gafsa. Il a plus de 700 ouvriers qui travaillent et en même temps il est à l’UGTT. Cela ne se trouve pas dans tous les pays, cette situation ! Pendant la révolution de Redeyef, il a dû régler la situation de ses ouvriers, pour les faire taire. Le recrutement des jeunes à la société de Gafsa s’est faite dans des conditions illégales, de corruption, pour avoir un poste.

Normalement, ce doivent être des jeunes ouvriers qui auraient dû être recrutés, pas des gens qui ont de l’argent pour corrompre.

* Nous n’avez pas de papiers en France, vous pourriez demander l’asile politique ?

H. Abdallah : Ici à Nantes, le maire et le Préfet sont au courant qu’il y a ici plus de 200 clandestins qui sont originaires de Redeyef qui sont arrivés récemment, qui ont rejoint des émigrés anciens.

Mohammed : Cela fait trois mois que je suis en France, je n’ai pas de papiers. En Tunisie, personne ne peut plus rentrer. Je n’ai pas de perspectives, quand on n’a pas de papiers, on n’a pas de perspectives.

* En France, une personne persécutée a le droit de demander l’asile et ce ne sont ni le maire, ni le Préfet qui se chargent de leur demande.

H. Abdallah : Nous sommes surveillés. On a déjà deux ou trois jeunes qui ont été expulsés à Redeyef, alors tout le monde se cache. On vit d’une façon inhumaine, sous les ponts. Et des originaires de Redeyef, ils en ont arrêté plus de vingt ces deux derniers mois. Monsieur Hafnaoui Chraïti a eu le droit d’asile, comment ? Le préfet, pour se sortir de cette situation critique, -il y avait des rassemblements devant la Préfecture-, lui a donné le droit de demander l’asile alors que les délais étaient dépassés…

* Mais ce qui s’est passé avec Hafnaoui Chraïti ne vous encourage pas à le faire ?

H. Abdallah : Mais c’est un autre risque : s’il y a renvoi vers la Tunisie, c’est l’emprisonnement, c’est l’horreur. Moi, c’est hors de question de rentrer. Le suicide, c’est une mort plus digne. Je n’ai plus confiance, même dans le droit d’asile. Derrière moi, j’ai toute une famille, ma mère, les enfants de mon frère prisonnier, qui attend tout de moi. C’est une grande responsabilité. Je dois rester ici. Tant que Ben Ali est le président. Ici, je peux participer à la société civile, on trouve des gens qui nous écoutent, des associations. Une délégation a été à Redeyef, avec des personnalités, comme Madame de Oliveira, Monseigneur Gaillot. C’est quelque chose qu’on ne trouve pas en Tunisie.

Récemment la radio Kalima a été bouclée. Toute la Tunisie est en état de siège. Heureusement, notre symbole de Redeyef fait peur au pouvoir. Cela nous donne de l’espoir. On doit toujours défendre nos droits. Dire non à ce pouvoir, c’est fondamental pour nous. « les droits de l’homme« , « le dialogue avec les jeunes » c’est du mensonge. On ne sent pas qu’on est un pays indépendant. J’aime mon pays, parce que c’est le mien, et pas celui du président et de sa mafia, qui a saccagé la fortune de mon pays.

Mohammed : En Tunisie, nous n’avons pas de droits, rien, pas de justice, ni de démocratie, et en France, non plus, pas de papiers. Rien, sauf la souffrance. On n’a plus l’impression d’être des êtres humains.

Propos recueillis par Luiza Toscane le 7 février 2009