La mosquée Zitouna. AFP

De l’école coranique à l’université de théologie, l’enseignement religieux est étroitement surveillé par le pouvoir. Dans un pays au modernisme très encadré, la foi reste une affaire d’Etat.

Mahmoud, 4 ans et demi, se lève derrière son pupitre de bois. Bras croisés, il commence à réciter, avec application: “Bismillah ar-rahman ar-rahim… “ Suivent quelques versets du Coran, appris par coeur. Fatima, sa voisine, répète à son tour. Dix minutes encore et les 31 enfants, en blouse vert clair, reprennent tous en choeur: “Bismillah… “ Place aux exercices d’écriture. Sur son ardoise, chacun doit recopier, à la craie, une ligne de “t”, en alphabet arabe, inscrite au tableau noir. Déjà, des doigts se lèvent: le premier qui termine gagne un bonbon… Les murs de l’unique classe sont décorés d’affiches illustrées et de dessins. Sur la porte, une série d’images rappelle comment faire la prière. La leçon se poursuit: comptines, jeux d’éveil… Nous sommes dans un kotteb, une école coranique tunisienne, moderne. L’équivalent d’une maternelle, mais centrée sur l’enseignement religieux. On y accueille les enfants de 4 à 6 ans -âge de la scolarisation obligatoire.

C’est un kotteb modèle, abrité par la mosquée Ar-Rahman, à La Marsa, une commune balnéaire chic, à 18 kilomètres au nord de Tunis. Ici, l’enseignant, le muhaddeb, est une femme. Diplômée en éducation religieuse. Habiba Kedidi, 40 ans, foulard sur les cheveux et blouse blanche, parle bien français. Mais elle ne souhaite s’exprimer qu’en arabe, “parce que c’est la langue du Coran”. Du coup, la traduction est assurée par le guide de la visite, Mohamed Belgaïed, responsable de l’enseignement au ministère des Affaires religieuses. On n’est jamais trop prudent. Le lendemain, la visite, non accompagnée, d’un kotteb traditionnel -où le vieux maître fait répéter le Coran sans discontinuer- sera rapidement interrompue par l’arrivée d’un cadre local du parti présidentiel, qui passait par là.

Dans son bureau, au ministère, Mohamed Belgaïed livre quelques commentaires. “Les petits apprennent mieux la langue et le Coran que dans le secteur public ou dans les jardins d’enfant privés, dit-il. Avant le changement de 1987, il n’y avait plus que 378 kotteb dans le pays. Aujourd’hui, on en compte 1 051, ce qui représente 25 000 élèves.” Dans la terminologie officielle, le ” changement de 1987″ désigne la prise du pouvoir par le président Ben Ali, qui briguera, en 2009, un cinquième mandat. Sa réélection est assurée.

L’école coranique -la plus ancienne forme d’enseignement en terre d’islam- n’a jamais disparu en Tunisie. Aujourd’hui, elle revient en force et concurrence les maternelles de l’enseignement public. Une petite surprise dans ce pays qui, depuis son indépendance (1956), affiche un modernisme sans équivalent dans le monde musulman, notamment sur le plan de l’égalité hommes-femmes. Le signe, en tout cas, d’un retour du religieux dans la société. Un retour sous haute surveillance. “Comme dans tous les pays musulmans, la religion reste une affaire d’État, explique un intellectuel laïc. L’originalité de la Tunisie, c’est qu’elle se présente comme le champion de la lutte contre l’islam radical importé du Moyen-Orient.” On pourrait s’en féliciter. “Mais ce discours d’ouverture, prônant le dialogue entre les civilisations, est, comme le reste, imposé d’une main de fer.” De la petite école à l’université, dans les mosquées et les médias, 10 millions de Tunisiens sont appelés quotidiennement à suivre l'”islam modéré”.

La médina de Tunis, ses magasins d’artisanat, ses petites échoppes, ses odeurs entêtantes. Le dédale de ruelles et de passages couverts converge vers la grande mosquée Zitouna (olive, en arabe). La salle de prière n’est accessible qu’aux musulmans. A l’intérieur, des récitants émérites se relaient jour et nuit pour assurer une lecture permanente du Coran. Les touristes se contentent d’admirer, derrière une barrière, l’immense cour intérieure, bordée d’arcades et surmontée du minaret carré. Difficile d’imaginer que, dès le VIIIe siècle, cette mosquée a abrité la plus vieille université du monde musulman. Au Moyen Age, on venait de tout le Maghreb pour étudier les sciences islamiques, les mathématiques ou la géographie.

Les instituts supérieurs de civilisation islamique et de théologie

Né à Tunis, en 1332, Ibn Khaldun, historien et “inventeur” de la sociologie, a forgé son savoir ici. A son apogée, la bibliothèque de la mosquée renfermait des dizaines de milliers de volumes rares -manuscrits du Coran, commentaires juridiques, traités scientifiques. “La Zitouna a formé l’élite intellectuelle du pays pendant des siècles”, rappelle Yadh Ben Achour, 63 ans, professeur de droit politique, écrivain et petit-fils de l’un des principaux penseurs réformistes de l’islam maghrébin au xxe siècle. Placée sous la tutelle du ministère de l’Education, depuis l’indépendance, la Zitouna a perdu de son lustre. Aujourd’hui, les deux instituts supérieurs -de civilisation islamique (ISCI) et de théologie (IST)- se font face, dans le quartier de Montfleury, à 1 kilomètre de la mosquée originelle.

A l’ISCI, l’atmosphère est décontractée, malgré la présence d’un poste de police à l’entrée, comme dans chaque faculté. Le bâtiment, de style mauresque, accueille une centaine d’étudiants étrangers. Bénéficiant d’une bourse du gouvernement tunisien, ils viennent décrocher leur licence de civilisation islamique. Avant toute chose, ils passent un test d’arabe. Ceux qui n’ont pas le niveau requis suivent deux années de formation intensive. Les cours regroupent une vingtaine de nationalités, aux couleurs de l’islam mondialisé: Sidiki Diabaté est ivoirien, Mohamed Takieddine vient d’Indonésie, Tamila Medzhidova arrive du Daguestan, république russe du Caucase…

Les meilleurs accéderont à l’Institut supérieur de théologie, fréquenté par leurs coreligionnaires tunisiens. 1 500 étudiants, dont une majorité de filles, sont inscrits en licence, master et doctorat. Spécialités enseignées: théologie, jurisprudence islamique, civilisation ou même partage des biens successoraux… Sabra, jolie brune de 25 ans, est incollable en la matière. “Le droit musulman prévoit 250 cas possibles de division pour un héritage, souligne-t-elle. On ne peut imposer l’égalité des parts que si elle n’entre pas en contradiction avec le Coran.” C’est l’un des derniers domaines où la loi tunisienne est encore influencée par celle d’Allah.

Dans un amphithéâtre, 70 étudiants suivent un cours de troisième année de théologie. Le professeur explique les techniques pour authentifier un hadith, une parole ou un geste du Prophète, transmis par une longue chaîne de témoins. Pour le falsificateur, le châtiment est définitif: “L’enfer garanti!”

Entre les cours, les étudiants filent à la bibliothèque pour compulser un vieux manuscrit coranique ou un ouvrage d’exégèse. D’autres s’accordent une pause au soleil, sur l’esplanade de l’institut. Des étudiantes, cheveux au vent et jeans moulants, discutent avec leurs copines voilées. L’une de ces dernières raconte qu’elle vient d’être contrôlée par la police. Son voile est trop couvrant. Il ne correspond pas au foulard tunisien traditionnel, noué autour des cheveux. L’un de ses camarades s’enhardit: “On n’est pas libre de suivre la religion…” Pour tous ces jeunes gens, les débouchés directs sont restreints: enseigner l’islam, à l’université, dans les écoles publiques, éventuellement dans un kotteb.

Dans l’enseignement public, les cours de religion sont obligatoires durant les neuf premières années de scolarité, du cours préparatoire à la classe de première. Mais c’est une matière secondaire, avec un coefficient trois fois moins important que les maths, quatre fois moins que l’arabe et le français. En 1989, tandis qu’une mouvance islamiste émergeait dans le pays, les programmes scolaires ont été entièrement révisés et dépoussiérés de leurs archaïsmes. “L’élève est noté sur ses connaissances, mais il n’est pas obligé de pratiquer”, souligne Omrane Boukhari, directeur des programmes au ministère de l’Education. Démonstration à l’appui, au collège-lycée Saddiki, la crème des établissements tunisois. Une classe de troisième est en cours d’éducation islamique. Pour démontrer que “les religions ont le même fondement”, l’enseignante s’appuie sur un verset coranique qui condamne “ceux qui renient Dieu et Ses messagers”. Exercice: les élèves doivent retrouver, dans leur manuel, les similitudes sur le sujet entre tel verset et tel hadith. A la fin du cours, on récapitule. A quoi nous sert la religion? “A mieux nous comporter avec les autres”, répond une élève. Un autre: “A connaître les miracles du Prophète.” Un ange passe. Pour les lycéens, l’enseignement de la “pensée islamique” est plutôt sommaire. Le prof dicte un verset annonçant la résurrection des croyants, puis disserte sur le monothéisme. En aparté, une jeune fille confie qu’il “suffit d’apprendre par coeur pour avoir une bonne note”. De toute manière, à Saddiki, les élèves veulent être ingénieur, avocat, médecin.

Faouzi Chergui a remporté trois fois le concours national en Tunisie. Devant un jury, les concurrents défilent suivant leur catégorie: Coran entier, demi-Coran… Tous les pays musulmans organisent leurs concours nationaux et internationaux. Les vainqueurs remportent jusqu’à 15 000 euros. Une psalmodie réussie tire des larmes à son auditoire et le plonge dans un état de “plénitude”. Les meilleurs spécialistes du tajwid enregistrent leurs prestations sur des CD, qui se vendent par centaines de milliers dans le monde musulman.

Mais tous les autres? Ces jeunes guettés par le chômage -14 % de moyenne nationale, 40 % dans certaines régions. Ceux qui regardent, pour trouver une réponse à leurs frustrations, les chaînes satellites du Moyen-Orient, où l’on parle en boucle de la Palestine, de la guerre en Irak et des régimes “impies”. Ces deux dernières années, à la suite du démantèlement sanglant d’un groupe terroriste, à la fin de 2006, à 40 kilomètres de Tunis, 1 300 jeunes auraient été arrêtés “préventivement”: ils s’étaient connectés sur des sites Internet djihadistes.

Pour gagner cette guerre des ondes, le pouvoir pense avoir trouvé l’arme miracle. Depuis septembre 2007, Radio Zitouna diffuse, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, des programmes religieux. Le cheikh Mohamed Machfar, spécialiste de la récitation coranique, y distille ses conseils et commentaires sur la vie quotidienne. Un vrai succès populaire. Le propriétaire de Radio Zitouna? Sakhr el-Metri, richissime homme d’affaires et gendre du président. Une chaîne de télé privée, entièrement consacrée à la religion, vient d’ouvrir son antenne. Son nom: Al-Firdaws, le paradis. “Pour tirer le tapis sous les pieds des islamistes, on renforce l’offre en matière d’islam. Mais où se situe le point d’équilibre?” s’interroge un universitaire. Le président Ben Ali multiplie les gestes symboliques. Une édition tunisienne du Coran vient de voir le jour, les associations culturelles islamiques sont encouragées. En novembre 2003, la splendide mosquée El-Abidine -le deuxième prénom de Ben Ali- était inaugurée sur un promontoire dominant Carthage, tout près du palais présidentiel. Les cérémonies religieuses nationales y sont célébrées, à l’occasion du ramadan ou de l’Aïd. Naguère, elles se déroulaient toutes à la mosquée Zitouna, ce lieu de savoir millénaire.

Source : L’Express.fr