Et si la Méditerranée n’existait pas ? La Méditerranée est «une machine à fabriquer de la civilisation» disait Valéry au début du siècle dernier, mais aujourd’hui, la ma­chine semble grippée. Certes, sur un plan culturel et contrairement aux idées reçues, les pays du Sud suivent un cheminement déjà ba­lisé par les pays du Nord. Emmanuel Todd et Youssef Courbage ont montré récemment que la transition démographique s’effectue partout et l’on peut sans trop de risques prévoir que les sociétés du Sud vont se recentrer graduellement autour de familles nucléaires. Quant au statut de la femme, il va aller en s’améliorant.

Mais sur un plan économique, si l’on compare avec les décennies passées, les deux rives se sont logiquement éloignées. Certes, l’Europe continue à représenter plus de 50 % des exportations des pays du Maghreb, mais l’intégration économique a décliné avec la diversification des interlocuteurs qui ne sont plus seulement européens mais aussi américains et arabes.

Quant à la dimension politique, force est de constater que malgré la volonté et l’énergie dé­ployées par la France depuis un an, l’idée d’Union pour la Méditerranée ne s’est pas imposée, brisée au Nord par la volonté de l’Allemagne de ne pas menacer la construction européenne (et voir se créer une zone d’influence française) et au Sud par l’absence de réelle volonté politique des gouvernements qui se sont contentés au mieux d’encouragements polis et au pire d’hostilité exprimée.

L’Europe peut-elle par ailleurs afficher une volonté d’Union d’un côté et faire en même temps tout son possible pour limiter la circulation des hommes à l’intérieur de cette Union en devenir ?

Pourtant, l’Union est nécessaire. Sur le plan économique, il est urgent que l’Europe du Sud réussisse avec l’Afrique du Nord ce que l’Allemagne a réalisé avec l’Europe de l’Est, le Japon avec la Chine, et les États-Unis avec l’Amérique latine : une intégration économique renforcée. Le Japon et les États-Unis consacrent 18 % de leurs investissements directs à l’étranger à leur proche voisinage continental, l’Europe seulement 1 %. Le Cercle des économistes calcule qu’il y a là un surplus de croissance potentielle de 0,3 % pour les cinq pays d’Europe du Sud et de plus de 1 % pour ceux d’Afrique du Nord. Le rapprochement Nord-Sud peut être aussi un moyen pour que les élites des pays du Sud aient enfin confiance en elles-mêmes : l’Afrique en général et le nord de l’Afrique en particulier sont exportateurs nets de capitaux vis-à-vis de l’Europe !

Sur le plan géopolitique, il est urgent que l’UE en général et la France en particulier renforcent leur rôle naturel : celui d’interlocuteurs privilégiés du monde arabe à l’heure où la maladresse américaine fait de l’Europe à la fois le lieu et l’acteur de l’indispensable dialogue entre des pays d’Islam souvent en crise et l’Occident.

Peut-on pour autant croire que ces conditions, même si elles étaient toutes réunies, suffiraient à assurer une volonté d’intégration partagée ? Non probablement, car on n’efface pas d’un trait de plume l’histoire, la pesanteur des mémoires douloureuses et les fausses représentations héritées du passé. Le Nord continue de considérer le Sud comme inférieur, malgré tout. Analphabé­tisme, absence de démocratie, subordination de la femme, tout concourt à renforcer les Européens dans leurs idées préconçues. Le Sud continue de considérer le Nord comme arrogant et dominateur : avance technologique, leçons continues de bonne gouvernance, individualisme provoquant le renforcent dans cette idée.

Or, lorsque l’on parle du «Nord» et du «Sud», de qui parle-t-on ? Des générations actuellement au pouvoir et de ceux qui font le consensus d’une société. On ne parle pas de la génération suivante, celle qui n’a pas connu le colonialisme, celle qui réclame à l’Europe visas et liberté plutôt qu’excuses et repentance même si elle n’oublie pas. Celle qui sait que les femmes éduquées et indépendantes du monde arabe d’au­jourd’hui devront avoir l’égalité qu’elles méritent. Celle enfin qui réussit par l’entrepreneuriat et l’économie de marché.

L’espoir n’est-il pas là, dans ces nouvelles générations qu’il est temps de réunir, de structurer, de mettre en réseau pour qu’elles se connaissent et construisent de­main la Méditerranée ?

Peut-être ces générations se­ront-elles capables d’affronter de­main le non-dit de tous les discours actuels sur la Méditerranée : l’absence de tout projet de transfert de souveraineté. Dans ses Mémoires, Jean Monnet disait : «Les propositions Schuman sont révolutionnaires ou elles ne sont rien. Leur principe fondamental est la délégation de souveraineté dans un domaine limité mais décisif. La coopération entre les na­tions, si importante soit-elle, ne résout rien.» Si Union il y a, ne faut-il pas imaginer un transfert de souveraineté forcément très limité entre le Nord et le Sud de la Méditerranée ? Et pourquoi pas sur le sujet où la complémentarité est la plus évidente : le capital humain ? Plutôt que d’ériger des frontières toujours plus hautes, n’est-il pas temps de penser en commun la formation et les flux d’hommes et de femmes de la Méditerranée ? N’est-ce pas ainsi que l’on pourra inventer une gestion efficace et créative des mouvements des hommes, qui engagerait tous les partenaires, du Nord comme du Sud ? N’est-ce pas ainsi que l’on pourrait donner un début d’existence à la Méditerranée ?

Par Hakim El Karoui, président du Young Mediterranean Leaders Forum

Source : Le Figaro.fr