La traite d’esclaves d’Afrique subsaharienne est inévitablement associée au grand trafic transatlantique organisé à partir de l’Europe et des Amériques, qui a conduit à la déportation d’environ 11 millions d’Africains en Amérique. Bien que cruel et inhumain, considérer le commerce transatlantique d’Africains comme le seul ayant contribué à ce crime contre l’humanité, c’est oublier, d’abord, les traites internes, destinées à satisfaire les besoins en main-d’œuvre de l’Afrique noire pré-coloniale. Elles auraient pourtant concerné selon Patrick Manning, au moins 14 millions de personnes. C’est oublier ensuite et surtout les traites « orientales », qui alimentèrent en esclaves noirs le monde musulman et les régions en relation avec ses circuits commerciaux.

Ces traites, malgré leurs ampleurs, demeurent mal connues. Leurs évaluations chiffrées font l’objet de nombreuses erreurs. Seuls les travaux de l’historien américain Ralph Austen, nous fournissent les données les plus solides sur le sujet Selon lui, dix-sept millions de personnes auraient été déportées par les négriers musulmans entre 650 et 1920. Plus généralement les historiens évaluent de douze à dix-huit millions d’individus le nombre d’Africains victimes de la traite arabe au cours du dernier millénaire. Les comptes précis tenus par l’administration du sultan de Zanzibar ont permis d’évaluer à plus de 700.000 le nombre d’esclaves qui ont transité par l’île à destination du Golfe arabo-persique entre 1830 et 1872. Un chiffre très élevé qui peut justifier largement le chiffre avancé par Ralph Austen. Au total, à elles seules, « les traites orientales » seraient donc à l’origine d’un peu plus de 40 % des 42 millions de personnes déportées par l’ensemble « des traites négrières ». Elles constitueraient ainsi le plus grand commerce négrier de l’histoire.

Le Coran, tout en sacralisant la liberté, entérine l’existence de l’esclavage tout comme d’ailleurs les textes bibliques. Le premier muezzin désigné par le Prophète pour l’appel à la prière est un esclave noir du nom de Bilal originaire d’Éthiopie. Comme les chrétiens du haut Moyen Âge, les musulmans s’abstiennent de réduire en esclavage leurs coreligionnaires mais cette règle souffre de nombreuses transgressions et l’on ne rechigne pas à asservir des musulmans, notamment noirs, au prétexte que leur conversion est récente. La réduction en esclavage de quiconque n’est pas musulman est par ailleurs pas condamnée par La loi islamique ou charia.

La traite arabe des esclaves d’Afrique commence alors en 652, vingt ans après la mort du prophète, lorsque Abdallah ben Sayd impose aux Nubiens la livraison de 360 esclaves par an. Le trafic suit d’abord les routes transsahariennes. Des caravanes vendent à Tombouctou par exemple des chevaux, du sel et des produits manufacturés. Elles en repartent l’année suivante avec de l’or, de l’ivoire, de l’ébène et… des esclaves pour gagner le Maroc, l’Algérie, l’Égypte et, au-delà, le Moyen- Orient. La traite islamique des esclaves se déroulait également autour du Lac de Giad, Au Congo, où les négriers Jallaba commerçaient avec les Kreish et avec les Azande. La route qui suivait la ligne de partage des eaux entre le Nil et le fleuve Congo était également très fréquentée par les négriers arabes qui arrivaient des zones orientales de l’Afrique. Dans l’Afrique orientale, les promoteurs du commerce des esclaves étaient les peuples Musulmans Yao, Fipa, Sangu et Bungu. Sur la rive de l’actuel lac du Malawi fut institué en 1846 le sultanat musulman du Jumbe avec le but précis de favoriser le commerce des esclaves.

Au XIXe siècle se développe aussi la traite maritime entre le port de Zanzibar et les côtes de la mer Rouge et du Golfe persique. Fondée par des chiite en provenance du Golfe persique, Zanzibar (de Zenj et bahr, deux mots arabes qui signifient littoral des Noirs), est une île de l’Océan indien proche du littoral africain où prospéraient des plantations de girofliers sur lesquelles travaillaient des esclaves noirs du continent. Les conditions de travail y étaient épouvantables : «La mortalité était très élevée, ce qui signifie que 15 à 20% des esclaves de Zanzibar (soit entre 9.000 et 12.000 individus) devaient être remplacés chaque année», écrit Catherine Coquery-Vidrovitch.

Le sort de ces esclaves, razziés par les chefs noirs à la solde des marchands arabes, est généralement dramatique. Après l’éprouvant voyage à travers le désert, les mâles sont systématiquement castrés avant leur mise sur le marché, au prix d’une mortalité effrayante. Selon l’anthropologue et économiste Tidiane N’Diyae :

«Le douloureux chapitre de la déportation des Africains en terre d’Islam est comparable à un génocide. Cette déportation ne s’est pas seulement limitée à la privation de liberté et au travail forcé. Elle fut aussi – et dans une large mesure – une véritable entreprise programmée de ce que l’on pourrait qualifier d’’« extinction ethnique par castration » ».

On peut d’ailleurs s’étonner de la quasi-inexistence de descendants d’esclaves noires en pays musulmans alors qu’ils sont 70 millions sur le continent américain. Les colonisateurs européens ont interrompu ces pratiques au début du XXe siècle.

Malgré l’ampleur de la traite « orientale », il existe une tendance à dédramatiser leurs rôles et leurs impacts et à en minimiser la dureté. Cette complaisance est d’une part une forme de réaction aux exagérations des explorateurs européens de la fin du XIXe siècle qui œuvraient pour abolir la traite en Afrique et qui ont parfois noirci la réalité des traites musulmane, insistant sur la cruauté des négriers. D’autre part, la recherche se heurte dans ce domaine à des tabous. « Pour le moment, écrivait Bernard Lewis en 1993, l’esclavage en terre d’islam reste un sujet à la fois obscur et hypersensible, dont la seule mention est souvent ressentie comme le signe d’intentions hostiles. » Analysant des manuels scolaires du monde entier, Marc Ferro écrivait en 1981, à propos d’un livre de la classe de quatrième utilisé en Afrique francophone : « La main a tremblé, une fois de plus, dès qu’il s’agit d’évoquer les crimes commis par les Arabes […] alors que l’inventaire des crimes commis par les Européens occupe, pour sa part, et à juste titre, des pages entières ».

Un déni qui s’explique aussi par des raccourcis idéologiques dépassés, comme la « solidarité » affichée entre pays d’Afrique noire, parfois musulmans, et le monde musulman, du fait d’une commune marginalisation à l’époque de la bipolarisation Est-Ouest, ou du sentiment de ne faire qu’un seul dans un « Sud » défavorisé, par opposition à un « Nord » développé. Le tout est renforcé par des témoignages comme celui d’Emily Rùete. Née Salmé bint Saïd, fille du sultan de Zanzibar et d’Oman (1791- 1856) qui a dû quitter l’île de l’océan Indien pour épouser un commerçant allemand, Dans ses Mémoires, publiés en allemand en 1886, elle écrivait : « [il] ne faut pas comparer l’esclavage oriental à celui qui existe en Amérique [car, pour le premier,] une fois arrivés au terme du voyage, les esclaves sont généralement bien traités sous tous les rapports ».

De nombreux facteurs ont également contribué à minorer l’ampleur des traites orientales par rapport aux traites occidentales. La colonisation de l’Afrique noire par l’Europe ayant suivi la fin du trafic atlantique rendant les réalités esclavagistes occidentales encore plus criantes. Inversement, l’influence des pays d’islam, pourtant parfois plus profonde que celle de l’Europe, fut plus diffuse et souvent plus intériorisée. Il est vrai aussi que « la traite orientale » comportait des caractéristiques qui en réduisaient la visibilité : elle se déroulait en partie à l’intérieur du continent africain alors que le trafic occidental faisait passer les esclaves d’un continent à un autre.

Ce lourd passé occulté par les pays arabes et musulmans reste encore une réalité dans certains d’entre eux. Bien que sous d’autres formes il n’en demeure pas moins une honte pour les pays qui le pratiquent. Il y aurait encore aujourd’hui des centaines de milliers d’adultes asservis, auxquels il faut ajouter autant d’enfants travaillant dans des conditions voisines de l’esclavage à travers le monde musulman. Les travailleurs, d’Afrique de l’Est pour la plupart, mais également d’autres zones du continent, les ressortissants des pays du sous-continent indien, Sri-lankais et Philippins dans leur écrasante majorité sans oublier les populations locales, sont concernées par ces nouvelles formes d’esclavage. Si les pays du Golf sont les plus décriés cette réalité concerne la majorité des pays arabes et musulman.

Alors cette “longue traînée d’inhumanité” qui fut « la traite orientale » à travers les siècles doit nous enseigner – qu’au-delà de la notion de « repentance », notion bien discutable, qui laisse poindre l’anachronisme – qu’il s’agit d’un combat politique contre ces pratiques inhumaines. On conviendra que l’urgence est moins au mea culpa sur des temps révolus qu’à l’action énergique des États et des organismes locaux et internationaux face à l’esclavage moderne. Une tachent noire supplémentaire dans notre histoire, déjà entachée par ces pratiques d’un autre temps.

Khaoula Benzarti