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Le libéralisme se forge à l’époque des Lumières et puise ses racines aux mêmes sources ; traitant d’une science nouvelle, la science économique, il commence par poser des fondements pour des règles universelles. Dans La Richesse des nations, Adam Smith fait émerger un certain nombre de mécanismes qui rendent compte du fonctionnement de l’espace réel, sur le même mode que la physique newtonienne a fourni un cadre théorique pour déchiffrer le grand livre de la nature tel que l’avait posé Copernic.

Au centre de cette révolution copernicienne, Adam Smith place l’idée que, les intérêts des hommes les poussant à produire la richesse maximale pour leur propre compte, la somme de leurs intérêts produit effectivement la richesse maximale pour une nation. C’est la théorie de la main invisible qui permet de passer du particulier au général, ainsi énoncée dans La Richesse des nations :

« […] le revenu annuel de toute société est toujours précisément égal à la valeur échangeable de tout le produit annuel de son industrie, ou plutôt c’est précisément la même chose que cette valeur échangeable. Par conséquent, puisque chaque individu tâche, le plus qu’il peut, 1° d’employer son capital à faire valoir l’industrie nationale, et 2° de diriger cette industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible, chaque individu travaille nécessairement à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société. A la vérité, son intention en général n’est pas en cela de servir l’intérêt public, et il ne sait même pas jusqu’à quel point il peut être utile à la société. En préférant le succès de l’industrie nationale à celui de l’industrie étrangère, il ne pense qu’à se donner personnellement une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu’à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions; et ce n’est pas toujours ce qu’il y a de plus mal pour la société, que cette fin n’entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler (1)».

On peut résumer la main invisible d’Adam Smith comme l’idée que l’intérêt ou plus généralement les passions des hommes sont le meilleur ferment de la collectivité. Une collectivité fondée sur les passions fonctionnera pleinement, car elle sera continuellement alimentée de microdécisions allant dans le sens désiré. Éminemment critiquable dans son présupposé – on peut passer par une simple translation de l’un au tout – cette théorie fondatrice est généralement opposée à une Œuvre qui lui est presque contemporaine : Le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau. Il paraît en 1762, La Richesse des nations d’Adam Smith en 1776.

L’alliance entre l’intérêt personnel et l’intérêt collectif est immédiate dans la main invisible alors que chez Rousseau ce n’est que par la décision, par le contrat, que la société fait coïncider intérêt individuel et intérêt général. La main invisible du marché témoigne ainsi d’une réelle méfiance vis-à-vis des totalités construites, quand le contrat social suppose une organisation volontaire de la communauté. Dans le cas de la main invisible, l’union de l’intérêt particulier et de l’intérêt général est considérée comme naturelle, alors que dans le contrat social elle doit au contraire être radicalement construite. C’est ce qui a pu conduire Pierre Rosanvallon à considérer que « Smith est l’anti-Rousseau par excellence (2)».

Cette opposition de fond ne doit néanmoins pas masquer le fait que le contrat social et la main invisible traitent de sujets très similaires. De quoi est-il en effet question dans Le Contrat social, si ce n’est du passage de la liberté individuelle à la liberté collective ? Jean-Jacques Rousseau expose l’objet du contrat social en ces termes :

« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution (3)».

Dans les deux cas également le type de réponse apporté est très radical. Il aboutit à mettre en scène un collectif dont le déroulement se révèle assez proche de la théorie de Leibniz. La somme des intérêts individuels aboutit à la meilleure allocation possible de la richesse pour une nation, voilà ce que dit la main invisible, en termes leibniziens. Le contrat social répond par l’alliance absolue de l’intérêt collectif et de l’intérêt individuel, qui permet de passer outre la représentation et la ” tyrannie ” de la majorité que dénoncera Tocqueville. De même, grâce à l’absolu de la main invisible, Adam Smith dépasse la question de la représentation du pouvoir économique et de son incarnation. Quelque chose dans la suite des effets et des causes, garantit que nous nous situons dans le meilleur des possibles : la main invisible, mécanisme souterrain ou le contrat social, choix radical. Dans les deux cas ce qui garantit le lien entre l’individuel et le collectif n a rien d un extérieur divin.

Au niveau des principes les deux approches témoignent ainsi de similitudes très profondes. C’est à la même question que les deux auteurs répondent : comment se fonde à partir d’individus autonomes une communauté qu’elle soit d’ordre économique ou politique ? Et c’est le même type de réponse qui est apporté : malgré les apparences, il n’y a pas besoin de sacrifier l’un à l’autre, car au fond, l’individu et le groupe ont les mêmes aspirations. Il n’est donc pas nécessaire d’avoir recours à une autorité supérieure pour instituer le champ économique ou le champ politique, ils sont bien l’œuvre de l’homme. Il y a là un point fondamental pour les deux auteurs qui manifestent une profonde modernité dans leur époque : le fonctionnement du collectif est le fruit des décisions de chaque homme, ils opèrent ainsi le même type de renversement dans la pensée, sensiblement à la même époque et pour résoudre le même problème, quoique dans des champs différents. La modernité qu’il y a à faire émerger le collectif du choix des hommes se retrouve dans une ontologie qui est souvent proche, et tout d’abord dans la volonté de traiter des hommes tels qu’ils sont et non tels qu’ils s’incarnent dans des idées :

« Je veux chercher si dans l’ordre civil il peut y avoir quelque règle d’administration légitime et sûre, en prenant les hommes tels qu’ils sont, et les lois telles qu’elles peuvent êtres, (4) […] Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons c’est toujours de leur avantages (5) »

Ces réponses semblables à une problématique similaire se fondent sur une vision de l’homme comparable qui sert de toile de fond au contrat social ou à la main invisible : l’intérêt personnel sur lequel s’appuie Adam Smith pour expliquer la main invisible ne peut se comprendre que par rapport à sa Théorie des sentiments moraux et au Traité de la nature humaine de son ami David Hume (6). La sympathie y apparaît comme le centre des rapports entre hommes et vient ainsi tempérer la nature de l’égoïsme et de l’intérêt auquel Adam Smith se réfère dans La Richesse des nations. La sympathie naturelle trouve son pendant dans le bon sauvage de Jean-Jacques Rousseau qui est une sorte de propédeutique d’artifice méthodologique nécessaire au contrat social. Kant fera émerger ce type de morale non pas comme un présupposé mais comme un impératif catégorique, au centre d’un processus rationnel.

Partant d’une anthropologie similaire Smith et Rousseau aboutissent à des formes équivalentes de reconnaissance du succès d’une façon qui n’est pas qu’anecdotique. Pour les deux auteurs en effet c’est dans le développement de la population qu’il faut chercher le signe de la réussite de leur programme, et cela est dit par l’un et l’autre en des termes qui sont extrêmement proches :

«Pour moi, je m’étonne toujours qu’on méconnaisse un signe aussi simple, ou qu’on ait la mauvaise foi de n’en pas convenir. Quelle est la fin de l’association politique ? C’est la conservation et la prospérité de ses membres. Et quel est le signe le plus sûr qu’ils se conservent et prospèrent ? C’est leur nombre et leur population. N’allez donc pas chercher ailleurs ce signe si disputé. Toutes choses d’ailleurs égales, le gouvernement sous lequel, sans moyens étrangers, sans naturalisations, sans colonies, les citoyens peuplent et multiplient davantage est infailliblement le meilleur : celui sous lequel le peuple diminue et dépérit est le pire. Calculateurs, c’est maintenant votre affaire; comptez, mesurez, comparez (7).»

«La récompense libérale du travail, qui est l’effet de l’accroissement de la richesse nationale, devient donc aussi la cause de l’accroissement de la population. Se plaindre de la libéralité de cette récompense, c’est se plaindre de ce qui est à la fois l’effet et la cause de la plus grande prospérité publique (8).»

Il est vraisemblable que ni Adam Smith ni Jean-Jacques Rousseau n’imaginaient le formidable développement historique qu’allaient connaître leurs théories et ce qu’elles fondent, a savoir le marché et la démocratie modernes : les rapports sociaux qu’ils connaissaient étaient en effet loin d’être essentiellement gérés par le droit du contrat et le rapport démocratique ; quant a la sphère marchande, elle était marginale, comparée au poids qu’avaient alors l’économie rurale de subsistance et 1’Etat royal.

Dans la société contemporaine, le marché et la monnaie sont devenus non seulement ce qui est le cœur des échanges entre entreprises mais un mode premier de rapport de l’homme à la communauté, la quasi-totalité des besoins étant dorénavant médiatisé par l’échange marchand. De même, le droit et le contrat sont les éléments des rapports publics entre les hommes et investissent également les rapports prives. Le contrat et le marché, quasiment inventes comme des fictions méthodologiques, sont devenus le moteur effectif du social et du politique.

Le Contrat social est encore vécu comme une des premières fondations modernes du principe démocratique, comme une œuvre de liberté. Comment expliquer que la main invisible d’Adam Smith soit considérée d’une tout autre manière ? Le contrat social, sous sa forme pure de démocratie directe avec le grand législateur qui y préside, n’a été que peu mis en pratique. Et on est en droit de s’interroger sur la validité d’un principe démocratique qui aboutit finalement à confier le pouvoir à un sage sur le modèle de La République de Platon. A l’inverse, le mécanisme de la main invisible reste aujourd’hui l’une des données fondamentales de l’économie C’est sans doute la une explication du sort très différent réserve par la pensée a ces deux œuvres : le contrat social a été intériorisé comme une sorte de fantasme de la démocratie pure tandis que la main invisible s’est banalisée au rythme de la réalité qu’elle décrit effectivement.

En définitive, la main invisible d’Adam Smith et le contrat social de Jean-Jacques Rousseau dévoilent, sous une forme condensée et simplifiée, le processus par lequel notre société considère la théorie libérale, du moins en Europe continentale : le libéralisme est perçu comme une pensée qui n’a que peu à voir avec les Lumières et le mouvement démocratique en général, alors que la lecture des auteurs classiques libéraux montre que les convergences sont très nombreuses.

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1. Adam Smith. La Richesse des nations livre IV, chap. II.
2. Pierre Rosanvallon. Le libéralise économique Paris, seuil 1989, p. 3.
3. Jean-Jacques rousseau de contrat social livre I.
4. Ibid., première phrase du livre.
5. Adam Smith, La richesse des nations, livre I, chap. II.
6. C’est entre David Hume et Adam Smith que les parallèles sont les plus riches : les deux auteurs se connaissaient partageaient les mêmes afférentes et pour une part les mêmes thèses. L’œuvre de Rousseau sert ici de référence privilégiée dans la mesure où c’est par rapport à elle qu’une partie de la pensée politique française s’est positionnée.
7. Jean-Jacques rousseau de contrat social livre I, chap. VI.
8. Adam Smith. La Richesse des nations livre I, chap. IX.

Valérie Charolles, Le Libéralisme contre le Capitalisme, Fayards 2006, Appendice 1, p.253-261