Le comble pour un futur président “laïc”, s’il échet ?
Devoir être le protecteur de la religion !

Encore une fois, un débat traitant des rapports de la religion à l’Etat démontre, y compris de la part des plus fervents partisans de la “laïcité”, à quel point certains discours théoriques se trouvent laminés dès qu’il s’agit de les confronter à la réalité parfois implacablement têtue. C’était le cas du dernier débat ayant eu lieu sur “Canal El Hiwar” dans son édition 27.

Rappelons d’abord que s’agissant des questions religieuses, les partis politiques, comme chacun le sait, n’ont pas à se baser fondamentalement sur la religion. Or, la religion faisant partie intégrante de la vie des citoyens – nous voyons mal comment on peut l’exclure du débat politique. On peut toujours admettre que la situation, étant ce qu’elle est dans cette région, il peut être opportun, du moins pour un temps, d’exclure la religion des luttes partisanes. Mais dans ce cas, des objections d’ordre pratique s’imposent d’elles-mêmes :

-  Tout le discours officiel relatif aux politiques législatives ne manque jamais l’occasion pour se justifier par rapport à la religion. Toutes ces politiques ont été à un moment ou à un autre présentées comme le produit d’une démarche de progrès qui fait de l’Ijtihad sa source principale d’inspiration. Par conséquent, en vertu de quoi ceux qui gouvernent ont le droit de fonder leur politique sur l’Islam à l’exception de ceux qui, dans l’opposition, aspireraient à les remplacer ?

-  Pourquoi n’y aurait-il pas des personnes plus progressistes que l’équipe qui gouverne et lesquelles, constatant le conservatisme religieux de ceux qui sont au pouvoir, seraient en mesure de les dénoncer au profit d’une vision plus progressiste fondée sur une lecture contemporaine de la religion ? Et face à la diversité d’opinion que nulle loi ne saurait annihiler, les partis politiques sont-ils réduits à mener campagne avec plein d’arrière-pensées ? Ou bien faut-il figer la société dans une lecture de la religion -la Vérité officielle- qui ne peut plus être ni discutée, ni contredite, ni transformée ?

Bien sûr, pour la paix civile, il faut qu’il n’y ait qu’une seule vérité reconnue par tous ; la Vérité qui sort de la bouche du parlement et des tribunaux. Mais l’obligation de la reconnaissance et du respect de la vérité légale ne doit nullement induire sa transformation en dogme absolu.

-  Et puis, comme nous l’avons écrit en d’autres circonstances, le peuple est il vraiment souverain comme l’affirme la loi fondamentale tunisienne ? Est-ce réellement le peuple tunisien qui a décidé souverainement de faire de l’Islam la religion de l’État. Si oui, comment l’a-t-il fait. La formulation de cette disposition aussi fondamentale n’est pas censée avoir été improvisée du jour au lendemain. Elle a bien dû faire l’objet de débat avant de se voir consacrer. Ce débat aujourd’hui n’est-il alors plus possible ?

-  Enfin, que signifie « s’appuyer fondamentalement sur la religion » ? Car quel être humain ne s’inspire t-il pas fondamentalement, pour ses actes de tous les jours, de ce qui donne du sens à sa vie. Un sens fût-il religieux ou philosophique, le même sens qui donne à TBH une direction à sa vie et à son action. Assurément, une telle limite est d’une grande maladresse, d’autant plus que la loi tunisienne dispose que les partis politiques doivent défendre dans leurs programmes -encore un paradoxe- les idéaux arabo-musulmans. Où se terminent, alors, les discours qui défendent les valeurs arabo-musulmanes et où commencent les discours fondamentalement religieux ?

Et puis, si on écoute encore TBH, les contradictions deviennent littéralement inextricables, au point que l’animateur de Canal el Hiwar lui-même ne sait plus où il en est. En effet, à la question “est-il normal qu’un candidat à la présidence renchérisse sur son “islamité” au travers de ses affiches électorales ?“, TBH se retrouve hors sujet en confondant totalement les prérogatives du président de la République avec celles du candidat.

Toujours est-il, n’est-ce pas s’appuyer fondamentalement sur la religion lorsque tel candidat à des élections présidentielles (et non le président comme le laisse croire TBH) figure sur ses affiches électorales avec l’habit religieux le plus impressionnant qui soit (celui que les musulmans portent lorsqu’ils effectuent le pèlerinage à la Mecque) et avec pour slogan : « hamii el himâ ouwa Eddine » [le protecteur de la religion notamment]. Tel fut le cas, en effet, des affiches du candidat Z. A Ben ALI aux élections présidentielles tunisiennes de 1989. Lors de cette compagne, le candidat Ben Ali avait à l’évidence commis une grave infraction à la législation qu’il a lui-même promulguée. Il a confondu entre les devoirs d’un président de la République et les devoirs et obligations qui sont ceux des candidats à cette charge. Car, si le premier est et doit être effectivement le protecteur de la religion de tous les Tunisiens conformément aux dispositions de la Constitution ; le candidat, lui, et selon la législation en vigueur, n’a pas à surenchérir sur ses qualités religieuses.

Par ailleurs, si l’on considère effectivement que quelque candidate ou candidat aux élections présidentielles que ce soit, une fois élu(e), devient, de par le serment constitutionnel qu’il/elle prête, le premier protecteur(rice) de la religion, nous nous retrouvons très vite devant une difficulté inextricable. Et l’on pourra se contorsionner dans tous les sens, arrivera toujours le moment où, durant la campagne électorale, il est du droit légitime de tout citoyen de s’interroger sur l’étendue des préoccupations du candidat(te) à la présidence en matière religieuse.

Nous pouvons comprendre tous ceux qui, au regard des dangers liés à la violence potentielle de certains partis reconnus ou non reconnus, admettent le bien-fondé de telles dispositions censurant les débats sur les aspects religieux. Pourtant, il n’en demeure pas moins que ces dispositions, nonobstant leurs maladresses et le manque d’imagination de leurs auteurs, dénotent surtout l’absence de volonté réelle, politiquement désintéressée, de combattre les dangers de l’extrémisme par des moyens véritablement démocratiques. L’enjeu n’est pas de s’opposer à ceux qui s’appuient sur la religion, notion particulièrement vague, mais est la défense de l’ordre public démocratique. C’est des interdictions des atteintes à cet ordre public dont il s’agit est non de religion (1). C’est de l’exclusion de ceux qui affirment que telle est la loi, parce que Dieu l’a prescrit ; ceux qui revendiquent le monopole de l’interprétation de la parole divine pour l’imposer à tous dont il s’agit, et non de l’exclusion de ceux qui affirment que telle est la loi parce que le parlement l’a votée en toute indépendance de corps et d’esprit. Votée dans le strict respect des libertés fondamentales et des garanties prévues par les textes en vigueur. Que la Tunisie fasse en sorte que ces garanties soient solides comme un roc, et il n’y aurait plus de craintes à avoir à l’égard de quelque obscurantiste que se soit.

Sur le plan des victoires électorales, il est vrai que ceux qui affirment, à l’instar de TBH, que “la juxtaposition de l’islamisme et de la modération est un non-sens“, pour ceux-là, en effet, il y a de quoi avoir beaucoup de craintes si les règles démocratiques venaient un jour à être respectées en Tunisie.

Astrubal, le 11 novembre 2006
www.nawaat.org

(1) Et de ce point de vue, les dispositions du code pénal tunisien relatives à la protection de l’ordre public ont depuis longtemps dépassé les limites du “démocratiquement” acceptable.