De l’inconscience de la France à soutenir le dictateur tunisien

Ce texte est la version longue d’un article paru dans le Le Gri-Gri international, n° 44, décembre 2005.

Ben Ali peut se frotter les mains. A chaque bombe qui explose à Djerba, Rabat, Madrid, Londres ou ailleurs, son pouvoir dictatorial se trouve renforcé. Le terrorisme est désormais l’essence du régime tunisien, une essence, certes, de piètre qualité, mais un carburant mortifère qui lui permet de poursuivre sa course diabolique. A l’occasion de la première commémoration des attentats de New-York, une personnalité tunisienne, déclarait d’ailleurs de manière très lucide : « Aujourd’hui, s’il y a un anniversaire que Ben Ali célèbrerait avec euphorie, c’est bien celui du 11 septembre dans la mesure où cette date constitue une sorte de renaissance pour son régime » [1]. Instrumentalisation sécuritaire d’un évènement dramatique que Sihem Bensedrine, militante tunisienne des droits de l’homme, résumait par une formule choc : « Ben Laden a voté Ben Ali » [2], tant il est vrai que le régime tunisien a su tirer profit du contexte post-11 septembre pour se refaire une « virginité internationale » à bon frais (une sorte d’hymen démocratique, certes, totalement artificiel, mais, ô combien efficace en terme de légitimation externe), tout en accentuant la répression et le maillage sécuritaire sur sa propre société. De ce point de vue, il est clair que les attentats du 11 septembre ont représenté un événement providentiel pour un régime à bout de souffle, caractérisé par une ambiance de « fin de règne qui n’en finit pas » [3]. A cet égard, la formule de Sihem Bensedrine pourrait être aisément retournée en «  Ben Ali a voté Ben Laden !  », l’autocrate tunisien ayant intérêt à entretenir la menace terroriste à l’échelon local et régional pour apparaître aux yeux des Etats occidentaux comme le «  bonne élève » de la classe sécuritaire du Monde arabe, loin devant Bouteflika, Moubarak et tous les autres. C’est pour lui une question de survie, les bases populaires de son régime s’érodant de jour en jour comme peau de chagrin : l’image de Ben Ali, «  Sauveur de la nation tunisienne  » en novembre 1987 (date du coup d’Etat médical renversant Bourguiba), cédant désormais la place à celle du «  mangeur d’hommes  », tant la corruption et le népotisme sont devenus des pratiques banalisées dans un pays qui avait été jusqu ‘à là relativement épargné : Bourguiba était, certes, un dictateur, mais « aux mains propres », établissant clairement une distinction entre son patrimoine personnel et le domaine de l’Etat. Aujourd’hui, les frontières ont éclaté sous l’effet du développement du familialisme et de la « lutte des clans », les courtisans du régime (les Ben Ali et les Trabelsi) se partageant à la fois le gâteau économique et sécuritaire. Mais il y a aussi une conséquence de cette dérive sécuritaire qui n’est presque jamais abordée par les observateurs internes et externes : celle de la radicalisation d’une partie de la jeunesse tunisienne qui faute de perspectives socio-économiques et politiques est tentée aujourd’hui de se tourner vers des solutions radicales. En Tunisie, les discours culturalistes et identitaires (la bipartition du monde en Occident chrétien/Orient arabo-musulman), « version locale » de la théorie du choc des civilisations de Samuel Huntington connaît un certain succès. L’idée que la démocratie pluraliste n’apporte que misère, chômage et corruption gagne du terrain dans certains secteurs de la société tunisienne et ceci d’autant plus que les dites « démocraties occidentales » (la France chiraquienne en tête) apporte un soutien inconditionnel au régime de Ben Ali. Comment ceux qui prétendent donner à la terre entière des « leçons de démocratie » peuvent-ils soutenir un dictateur qui se livre à une politique de répression à l’égard des militants des droits de l’homme et de pillage systématique des richesses nationales ? De là, le risque de confusion est grand dans les esprits tunisiens entre « démocratie pluraliste » et « autoritarisme néo-libéral », comme le souligne fort pertinemment l’opposant Moncef Marzouki [4]. C’est à ce niveau que la formule « Ben Ali a voté Ben Laden  » prend tout son sens : non seulement le régime autoritaire tunisien tire pleinement profit de la « menace terroriste » en terme de légitimité internationale mais, en plus, par ses pratiques coercitives et népotiques, il tend à susciter un vivier de « radicalisme en puissance ». Loin d’apparaître comme un antidote au radicalisme islamique, le régime de Ben Ali fait figure d’apprenti sorcier du terrorisme international. C’est pour ne pas avoir compris cette évidence (ou faire semblant de ne pas la comprendre) que les démocraties occidentales risquent de payer très chère la facture en termes de vies humaines et de stabilité politique.


* Vincent Geisser : Politologue et co-auteur avec Michel Camau du Syndrome autoritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Presses de Sciences Po, 2003.

** Chokri Hamrouni : Politologue, chargé de la coordination du Congrès pour la République (CPR).

[1] Slim Bagga, « Le 7 novembre et le 11 septembre », L’Audace, 93, novembre 2002.

[2] Sihem Bensedrine, « Ben Laden a voté pour Ben Ali », La Nouvelle Lettre de la FIDH, 59, septembre 2002.

[3] Vincent Geisser, Chronique politique « Tunisie » année 1999, Annuaire de l’Afrique du Nord, CNRS-Editions, 2000.

[4] Moncef Marzouki, Le mal arabe. Entre dictatures et intégrismes : la démocratie interdite, L’Harmattan, 2004.