Pour le réformateur tunisien, il n’y a pas de conviction sans interrogation. Et toute forme de critique est possible quand on est musulman de conviction.
Historien, ancien recteur de l’université de Tunis, fils du bourguibisme, Mohamed Talbi, musulman pratiquant, est aujourd’hui l’un des penseurs les plus rigoureux et les plus audacieux de la réforme de l’islam.

Le Nouvel Observateur. – En quoi consisterait pour vous, au xxie siècle, une bonne réforme de l’islam ?

Mohamed Talbi. – Avant toute réforme, il faut s’affirmer musulman en vertu d’une triple adhésion : adhésion au témoignage, adhésion au langage, adhésion d’observance. On peut discuter l’observance tant qu’on ne réduit pas l’islam à un vague déisme sans pratique. Car on entre alors dans la catégorie dite de « l’athéisme pratique » des sociologues. On se comporte comme n’importe quel athée, mais qui ne veut pas se dire athée parce qu’il croit tout de même à quelque chose, un absolu, une divinité.

La réforme ne viendra jamais du dehors mais de l’intérieur de la mosquée. Et là, tout est possible, si l’on est musulman de conviction, par le libre jeu de la réflexion critique, du doute, de la mise en interrogation, car il n’y a pas de conviction sans interrogation.

N. O. – Mais, dans le cas de Salman Rushdie par exemple, on a tenté d’étouffer cette réflexion critique…

M. Talbi. – C’était un cas plus politique que théologique. Rushdie a fait de la provocation, et il s’est trouvé un imam pour en profiter dans un contexte politique. Rushdie est toujours libre d’écrire ce qu’il veut. Des centaines de musulmans se sont exprimés dans un livre pour le soutenir. Il y a un autre ouvrage collectif sur l’islam dans lequel un auteur se déclare athée. Qui l’a jamais inquiété ? La religion musulmane elle-même insiste pour que soit rejeté l’islam mimétique ou la simple imitation de la tradition, le taqlîd. Les réformes sont toujours possibles, tant qu’il n’y a pas rejet définitif du devoir d’observance de la part de celui qui les propose.

N. O. – Mais il y a aussi le cas de Fazlur Rahman, le grand réformateur pakistanais, dont le livre « Islam et modernité » a été condamné et qui a dû partir en exil parce qu’on lui reproche d’avoir réduit la parole du Coran à un langage humain…

M. Talbi. – Fazlur Rahman reste musulman sunnite et pratiquant. Il n’a pas dit ce qu’il a dit pour contester le caractère divin du Coran. Je le dis moi-même de manière moins provocante : le Coran, en amont, est une parole divine puisque c’est Dieu qui parle, c’est une parole théandrique (1) selon le terme théologique approprié. Seulement, cette parole n’est pas mots, sons ou écriture. Elle est, comme Dieu, quelque chose qui ne peut être ni conçu par l’esprit ni réalisé en son essence même. Dieu n’a pas parlé qu’au prophète Muhammad, il a parlé à tout le monde. Il a parlé à Abraham, et qui nous dit qu’il n’a pas parlé à Bouddha et à Vishnou ? Dieu parle. Tout parle de Dieu. Quand un oiseau gazouille, il est la manifestation de cette diversité fantastique de l’Etre, Absolu et Unique, mais qui a créé un monde infiniment multiple.

C’est quand cette parole descend dans l’Histoire qu’elle prend une expression humaine, quelle qu’elle soit. Le Coran le dit. Ce peut donc être en russe ou en malgache, pourquoi pas ?

N. O. – Il y a le primat de la langue arabe, tout de même ?

M. Talbi. – Absolument pas. Le Coran dit que si ce Coran avait été révélé ailleurs, il aurait été révélé dans la langue des gens au milieu desquels il serait descendu.

N. O. – Et l’i’jâz, le miracle de l’inimitabilité du Coran ?

M. Talbi. – Mais qui vous dit que ce miracle est simplement linguistique ? Si Dieu parle et qu’il veut que Sa parole soit un défi lancé à l’humanité, la dictée est divine, mais l’expression est humaine. Cela peut être dans n’importe quelle langue. Ce n’est pas spécifique à la langue arabe. Fazlur Rahman, pour revenir à lui, ne dit pas que c’est le Prophète qui, le recevant de Dieu, a donné forme au Coran. le Prophète a reçu une parole en langue déjà formulée, et la formulation est divine. Dieu n’est pas incapable ! Je ne pense pas que le prophète Muhammad soit plus capable que Dieu de donner une formulation. C’est une parole théandrique, entièrement divine en amont. Mais, en se réfractant dans l’Histoire, elle ne peut parvenir aux hommes que si elle leur parle dans leur langue… En aval, parole entièrement humaine. Elle est soumise à toutes les approches possibles, philologiques, linguistiques. Les Arabes avaient dépensé des trésors d’ingéniosité dans l’approche de la langue pour comprendre le Coran. Mais l’approche peut être historique, sociologique, anthropologique et utiliser tous les outils d’aujourd’hui.

N. O. – Comment réformer sans enfreindre la parole divine quand il s’agit de la charia, de l’apostasie, de la séparation de la religion et de l’Etat, de la sunna, du djihad, du voile ?

M. Talbi. – Voilà bien des points d’interrogation. Ils constituent pour le musulman de bons poteaux indicateurs. Le questionnement – recommandé par la parole divine – s’est imposé de lui-même quand, au Nigeria, Safiya a été condamnée à la lapidation. Etait-ce acceptable pour moi ? Le réformiste se demande : cette loi est certes inscrite dans la charia, mais est-elle conforme à la seule source contraignante, le Coran ? Parce que, du point de vue de la réforme, tout le reste n’est pas contraignant.

N. O. – Et si la sunna l’imposait ?

M. Talbi. – Mais laquelle ? Il faut qu’elle soit authentique. Le Coran est authentique, il n’en va pas de même pour la sunna. Elle a été mise en question dès sa naissance. Dans un texte, vous avez trois cents hadith (épisodes rapportés de la vie du Prophète), chez al-Bukhâri vous en avez cinq mille, chez d’autres, trente mille. Les musulmans ne sont pas d’accord sur la sunna. C’est le cœur du problème de la réforme. En vertu de quels critères prendre en compte les hadith ? En prenant appui sur la solidité de la chaîne de transmission, l’isnâd ? Il est aujourd’hui clair que cette approche ne permet pas de discerner l’authenticité d’une tradition. Certains hadith se contredisent, d’autres sont absurdes. Le critère que je propose pour une réforme, c’est le Coran : tout hadith en contradiction avec le Coran, avec sa lettre ou avec son esprit, est à écarter sans appel. Seul le Coran oblige.

Il en est de même pour la peine de mort pour apostasie en vertu du principe « qui change de religion doit être tué ». Or rien de tel n’existe dans le Coran. Au temps du Prophète, on changeait de religion plusieurs fois par jour, des versets nous le disent : des gens étaient musulmans le matin lorsqu’ils étaient avec des musulmans et polythéistes le soir avec des polythéistes. Le Prophète n’a pas pour autant ordonné d’inquisition, il n’a pas fait exécuter les pharisiens et les hypocrites. Le Coran parle des munâfiqûn (« hypocrites »). Le Prophète leur a dit : « Paix sur vous. » Alors ce hadith qui coupe les têtes est en contradiction totale avec le Coran. Je n’entends pas le réformer, je le rejette. La peine capitale prévue pour apostasie, elle aussi, n’existe pas. C’est une peine politique. Voyez Khomeyni avec Salman Rushdie. Et, lorsqu’on me dit que je suis apostat parce que je rejette la loi sur l’apostasie, je hausse les épaules. Cela m’est totalement égal. Je ne conteste pas le Coran, moi, je conteste à l’intérieur même de l’islam. Seul le Coran m’oblige, je suis pour sa lecture vectorielle. Le réformateur doit rechercher la direction la plus rectiligne, dans son sillage.

N. O. – Les versets relatifs au djihad sont aussi coraniques…

M. Talbi. – Vous savez ce que le Coran en dit ? Il dit : « La ta’tadoû wa in ouetoudya aleykoum fa’tadoû bi mithli mâ ou’toudiya aleykoum. » (« Ne soyez pas les agresseurs mais si on vous agresse faites de même. »)

Voilà les lignes de front du réformateur : retourner à l’Histoire, au Texte, par une approche anthropologique et sociologique, et décaper la charia de toutes ces scories…

N. O. – Vous parleriez d’une nouvelle charia ?

M. Talbi. – Absolument. Cela ne signifie pas qu’il faille tout détruire. Je dis oui au jeûne, à la prière, je dis non au voile. Ma position consiste à dire : Mademoiselle ou Madame, rien ne vous oblige à mettre un foulard sur la tête, sauf si vous êtes chrétienne parce que c’est saint Paul qui le dit. Seulement les chrétiennes, aujourd’hui, l’ont abandonné. Pas un mot dans le Coran sur la femme qui doit couvrir ses cheveux. Que l’on me trouve un seul verset où il y a le mot cheveux (chaar).

Il en va de même pour la question de l’usure, du ribâ. On n’a pas défini cette notion. Il n’y avait pas de banques du temps du Prophète. Ce qui était interdit, c’était l’appauvrissement des gens par la spéculation sur la nourriture.

N. O. – D’où peut venir cette réforme à votre idée ? Ne risquez-vous pas de vous retrouver anathématisé comme Ali Abdel Razeq ?

M. Talbi. – Ali Abdel Razeq n’a pas convaincu, parce que nous vivons dans des régimes de dictature. C’est pourquoi je pense que le réformisme va réussir dans les communautés minoritaires d’Occident, là où il y a liberté. Si l’on arrive, au sein des musulmans d’Occident, à condamner la lapidation, par exemple. C’est impossible, m’objecterez-vous. L’essentiel, c’est qu’en conscience ce soit intégré. Que les musulmans d’Europe disent : « Ça, ce n’est pas notre islam. » Et non : « Hélas ! je n’ai pas tué ma femme qui est adultère ! C’est parce que la loi m’en empêche. Mais moi, en tant que musulman, j’aurais dû la mettre dans un trou et la faire lapider. Malheureusement, il n’y a pas de charia ici… » Tant qu’il y a aura des musulmans qui, à Paris, raisonneront ainsi, ce sera la faillite de l’islam. Il faut que les musulmans se réforment de l’intérieur, dans leur conscience musulmane, et arrivent à la conviction intime qu’ils sont en harmonie avec eux-mêmes tout en rejetant ce qui est contre la modernité, la justice, l’humanisme et qui n’est que le produit d’une époque révolue.

Le réformisme consiste à lire le Coran et subsidiairement la sunna avec les yeux des vivants et non avec ceux des morts, en se posant toujours cette question : « Dieu, qu’est-ce que Vous me dites, à l’instant, à moi ? » A moi, il me dit de faire le Bien. Pour un philosophe comme Luc Ferry (auteur de « l’Homme-Dieu »), c’est sa conscience qui le lui dira. Moi aussi, c’est ma conscience. Seulement la conscience de Luc Ferry est éclairée exclusivement par la philosophie, la mienne est éclairée par une lumière que je considère comme divine. Mais sans contrainte ; c’est ma conscience qui me le dit, une conscience qui a intégré en elle-même une lumière divine. Et je suis parfaitement libre devant ma conscience.

Note :

1 Où se rejoignent le divin et l’humain.

Propos recueillis par Catherine Farhi

Le Nouvel Observateur, 4 juillet 2002.