Dans la soirée d’hier samedi 22 août 2004, le docteur Moncef Marzouki était de nouveau sur le « Paltalk » pour parler de sa conception de la démocratie, ou plutôt de l’arrivée de la démocratie, comme forme de pouvoir, pour gouverner la Tunisie. Toujours fidèle à lui-même, le docteur a brièvement lancé quelques flèches au régime actuel, promettant surtout, une fois le pays entré dans sa nouvelle ère démocratique brillante, de dévoiler les immenses dégâts que les tenants actuels du régime maintiennent loin de la vue. Néanmoins il a donné quelques indices sur ces dégâts en parlant de tous les maux sociaux dans lesquels se débattent les masses populaires, tel que le chômage chez les jeunes et les moins jeunes, les drogues, les désespoirs, les difficultés incessantes pour les familles devant la cherté la vie, la dégradation et l’extinction de plusieurs services sociaux, sinon de tous, le niveau de l’éducation qui ne cesse de baisser entraînant des immenses échecs etc. En tout cas ce sont des évidences que monsieur Marzouki n’a fait que rappeler. Par la suite et durant presque trois heures (Le dialogue a commencé vers 21heures 20 et le docteur a décidé de prendre congé exactement à minuit, alors que beaucoup de questions restaient encore en l’air) l’invité d’honneur a renouvelé sa vision des choses concernant le futur du pays. Ce qui va suivre sera la reproduction la plus fidèle des aspects les plus marquants du débat retracés par le docteur lui, par les différents intervenants et enfin une description de l’atmosphère qui va régner durant cet espace de réflexion.

Le docteur Marzouki comme la dernière fois sur ce même espace électronique a fait une courte introduction de quelques minutes insistant d’abord les monstrueux caractères de la dictature qui a ruiné, moralement et matériellement le pays. Il a aussi rappelé le long combat qu’il ne cesse de mener depuis 1987 contre la dictature du général – président Ben Ali et ses acolytes. Il a en outre prôné l’instauration d’un régime basé sur la démocratie du type occidentale. Par la suite a suivi une série d’interventions contenant soit des analyses, soit des questions à l’adresse du docteur. A plusieurs reprises et au fil du temps, il y aura des interventions et des réplique de la part du docteur pour approfondir ces idées et répondre aux questions posées. Bien que dans l’ensemble le ton était cordial et respectueux, il y a eu néanmoins des moments chauds et quelques débordements probablement inutiles. Monsieur Marzouki dans ses exposés successifs s’est adonné d’abord à nous communiquer d’une manière didactique sa propre philosophie de la démocratie et par la suite, il s’est lancé carrément dans une campagne électorale imaginaire.

Pour monsieur Marzouki qui s’attache dur comme fer à une forme de pouvoir pour la meilleure gestion des intérêts du pays et des citoyens qui ne peut être que la démocratie dans sa version absolument occidentale et a voulu nous fasciner avec son exemple de la table de quatre pattes. Dit-il se sont les quatre piliers de la démocratie : Assurer le bien être matériel de tous les citoyens, garantir la liberté d’expression sous toutes ses formes, veiller aux intérêts supérieurs du pays, garantir l’alternance du pouvoir exécutif et surtout le séparer totalement du législatif afin que tous les citoyens soient égaux devant la loi y compris le chef de l’état lui-même. Telles sont dans l’esprit du docteur, les quatre pattes de la table de la démocratie et l’essence de chacune d’elle. Sur de telles valeurs démocratiques, personne n’aurait rien eu à objecter mais en soulevant certaines restrictions à cet exercice démocratique, le docteur a fait déchaîner les passions dans l’auditoire. Car monsieur Marzouki qui soutient son attachement à son identité arabo-musulmane – afin d’élever le niveau du débat dit-il – croit savoir qu’une telle question soit d’ordre de culture générale et par conséquent a très peu de rôle à jouer dans l’exercice du pouvoir politique !(sic)

Que la Tunisie soit située en Afrique ou en Europe du Nord ou ayant des frontières communes avec le Canada, ça ne change rien sur le fond de la question ! – L’histoire, la langue, la culture et finalement la foi des citoyens, le tout placé au plus haut niveau du débat, comme semble le souhaiter le docteur, constituerait tout au plus des objets décoratifs et que chaque citoyen est libre de s’en servir selon ses goûts et sa convenance ! Il est allé encore plus loin en parlant des différents courants politiques qui seraient d’accord sur le caractère laïc de la constitution à l’exception du courant islamiste qu’on pourrait admettre au sein de la démocratie prônée ou souhaitée par monsieur Marzouki, mais à condition d’un ajustement de ce courant, non pas aux profondes réalités du peuple et ses aspirations propres, mais à la constitution. Et il a cité des exemples bien concrets qui ne diffèrent guère du point de vue de la dictature en place, à savoir que les lieux du culte, c'est-à-dire les mosquées ne devraient pas servir à autre chose qu’à la prière pure et simple. Ce qu’il n’a dit pas sur ce sujet, mais ça se sous-entend, par exemple rien n’empêche la coexistence de la foi et les activités sociales ou économiques qui heurtent de plein fouet les croyances et entrent en contradiction flagrantes avec celles-ci aux risques de désintégrer les fondements principaux de la société. Donc un tel courant politique appliquant à la lettre la constitution laïque selon monsieur Marzouki, on ne voit pas à quoi il pourrait servir. Ce que le docteur ne nous a pas dit, mais certainement se trouve bien dans son esprit démocratique, il peut jouer le rôle des sectes dans la société occidentale et particulièrement celles des Etats-Unis d’Amérique, celui d’offrir un soulagement aux esprits inquiets ou servir de centres de désintoxications de drogues ! Sur cette question le docteur était bien catégorique, dans la constitution il ne serait pas question d’une quelconque identité, ni de foi, ce sont là des questions personnelles que la même constitution garantit à tout citoyen son comportement à leur égard en totale liberté.

Il est bien évident qu’en touchant à ces fibres et surtout avec les temps qui courent, le docteur a bien ouvert la porte de l’enfer et enflammé les esprits. Il a voulu se réfugier dans une dialectique hégélienne faisant que la démocratie est après tout un patrimoine de l’humanité, qu’elle est la meilleure forme trouvée jusqu’à présent par l’homme pour la bonne gouvernance des intérêts communs de toute société et que si telle forme a été trouvé en Occident, il ne voit pas de raison pour qu’elle soit, uniquement pour ce fait, rejetée. Il continuera là-dessus à travers des méandres politico-intellectuels qui ont eu très peu d’écho dans l’auditoire. Il est remonté aux profondeurs de ce patrimoine de l’humanité allant jusqu’à l’origine du mot démocratie pour nous situer dans la Grèce de Platon, plusieurs siècles avant Jésus Christ, mais il a subtilement survolé huit siècles de civilisation musulmane. Il l’a fait avec la même la vision occidentale qui ne concède pratiquement rien ou très peu de chose à l’apport de cette civilisation au patrimoine humain. Mais le plus curieux chez le docteur Marzouki c’est qu’il est largement disposé à admettre à l’occident de remonter à cinq siècles avant JC, mais refuse catégoriquement aux musulmans de remonter à leurs propres expériences à leur propre histoire, à leurs propres valeurs morales – qui sont relativement beaucoup plus récentes – pour construire leur nouvelle société ! – Que les occidentaux tentent de nous empêcher de le faire, ça peut se comprendre, mais que des sujets de notre propre société qui prétendent par-dessus le marché un attachement à ces valeurs identitaires propres, les rejoignent dans leur unième croisade – au nom d’un certain universalisme largement spéculatif pour ne pas dire plus pour le moment – c’est pour le moins que l’on puisse dire bien curieux.

Monsieur Marzouki, même s’il admet que le modèle démocratique occidental n’est pas parfait – d’ailleurs il nous a promis un livre sur les tares de la question – il est néanmoins le seul valable. Hors et indépendamment à présent de toute alternative de gouvernance propre, ce modèle démocratique occidental tel qu’il fonctionne – disons depuis le début du vingtième siècle – avant d’arriver à a sa première configuration de l’époque, il avait déjà causé des immenses dégâts. Depuis 1492 avec la fameuse aventure de Christophe Colomb et le déclin de la civilisation musulmane, on va assister à des massacres, anéantissements et génocides de peuples sans précédant dans toute l’histoire humaine. Et avec toutes les quantités de terres, de ressources et de richesses qui vont s’accumuler dans la maison occidentale aux dépends des autres peuples dont plusieurs ou au moins dans de larges proportions vont être anéantis, les européens vont trouver encore le moyen de se faire toutes sortes de guerres entre eux, tout entraînant d’autres pauvres peuples qui n’étaient nullement concernés. Les deux dernières guerres qu’ils vont appeler mondiales, n’avaient rien de mondiales que l’étendu de leur champ de bataille dans les terres des autres peuples. En 1946, donc juste après la fameuse deuxième guerre mondiale vont finalement être mis les jalons de la nouvelle forme démocratique occidentale sous les auspices des américains. En tout état de cause les bienfaits de cette nouvelle conception du pouvoir politique sera restreinte à l’intérieur de chacune des maisons occidentales, mais jamais étendue en dehors par exemple aux colonies. Et mieux encore à l’intérieur comme à l’extérieur, l’essence de cette nouvelle forme de gouvernance reste la consolidation des intérêts et de la suprématie de l’ensemble occidental sur le reste du monde et particulièrement le monde musulman, puisque malgré toutes les supercheries historiques ou soit disant scientifiques, la civilisation musulmane est bien celle de laquelle vont s’inspirer les premiers érudits de l’Occident et par conséquent ils savent quelles sont les dimensions réelles d’une telle civilisation et surtout qu’elle pourraient être ses nouvelles dimensions. Monsieur Marzouki durant toutes ses interventions avec les mêmes prismes occidentaux a réduit les huit siècles de civilisation musulmane à de simples guerres intestines et a cru faire bon rire en parlant d’une certaine méthode médicinale pour guérir des malades à cette époque. Mais il ne s’est apparemment pas dérangé pour savoir comment se passaient les choses ailleurs à cette époque et particulièrement en Occident : on ne soignait d’aucune manière, cher monsieur. Il n’est pas question de faire un exposé sur la civilisation musulmane et tous ses brillants progrès dans tous les domaines, une civilisation considérée objectivement un phare du savoir de l’humanité durant des siècles et ce malgré les guerres intestines. Mais toutes ces guerres comparées à celles des occidentaux entre eux d’abord et contre les autres peuples ensuite, restent de simples escarmouches.

Donc les impératifs immédiats de la démocratie occidentale n’ont jamais été son extension aux restes des peuples du monde, mais justement le contraire. Tout au long de la deuxième moitié du vingtième siècle sous la couverture morale de libération des peuples, cette même démocratie chère au docteur, va installer des dictateurs partout. Et ils sont toujours à leur poste en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Cette démocratie occidentale qui est la meilleure forme de gouverner selon le docteur, à part les crimes et génocides du passé, c’est elle qui a créé toutes ces institutions internationales, financières, économiques et culturelles pour dévaliser la planète. C’est elle qui fait qu’aujourd’hui même, plus de 100.000 personnes meurent de faim tous les jours, plus de 826.000 êtres humains souffrent de sous-alimentation chronique et mutilante et enfin plus de 2 milliards sur les 6 que compte la planète vivent dans misère absolue, sans revenu fixe, sans travail régulier, sans logement adéquat, sans soins médicaux, sans nourriture suffisante, sans accès à l’eau potable, sans école etc.

Le docteur Marzouki dit – croyant apaiser les esprits – qu’il n’y a aucun mal de prendre de chez les autres ce qui est bon – telle que la démocratie – ou les sciences, car c’est dans la nature humaine de s’enrichir les uns les autres de connaissances et de progrès, mais qui lui a dit que les autres, en l’occurrence les musulmans ou les islamistes, refusent de prendre ? – Mais c’est justement le contraire. Les démocrates de l’Occident n’ont jamais voulu rien donner aux autres peuples. Ils nous imposent leurs produits qui nous ne servent à rien. Et ils s’emparent manu militari de nos richesses sans qu’à peine nous nous rendons compte de la valeur réelle de ce que nous venons de perdre. Et en ces jours où le prix du baril de pétrole a dépassé le prix qu’ils veuillent eux-mêmes fixer et non pas l’OPEP, ils crient déjà à la catastrophe économique avec des licenciements en vue, des prix qui vont grimper sur tous les produits de consommation courante et enfin de compte des restrictions qui vont toucher justement les chères libertés de leurs propres citoyens. Ces mêmes libertés que d’aucuns pensent contenues dans l’essence de leur fameuse démocratie. Mais que se passerait-il à cette démocratie, s’il arrive que les peuples pillés sans arrêt se révoltent et disent d’un seul coup ça suffit ce que vous nous avez dérobé, nous ne voulons plus de ces institutions internationales qui vous donnent les couvertures légales pour nous piller, nous ne voulons plus des ces relations inhumaines, nous ne voulons plus de ce genre de vie que vous nous imposez etc. C’est utopique de penser ainsi diriez-vous, mais c’est comme ça – aux dépends du bien être des peuples, de la majorité des peuples de la terre que fonctionne cette fameuse démocratie. Et en plus elle est une « religion » fermée, donc à caractère fondamentalement excluant.

Bien que certains des intervenants pendant le débat ont bien parlé des conséquences morales désastreuses de cette démocratie dans sa propre maison occidentale, il n’est point besoin de les évoquer ici pour s’en tenir seulement à leurs conséquences économiques, morales, sociales et culturelles sur les autres peuples. Pour les 15% qu’ils sont, ils disposent de 80% des richesses mondiales. Une telle accumulation de richesses que d’aucuns confondent allégrement avec la démocratie. La même démocratie Occidentale qui est à l’origine des massacres continus en Palestine, en Irak, en Afghanistan et la même aussi dont les troupes militaires avec leurs budgets astronomiques sont en permanence en Afrique, en Asie, dans les mers et dans les airs. Enfin semant la terreur partout.

A un intervenant qui lui a demandé qu’a-t-il fait jusqu’à présent avec son opposition au régime en place, le docteur s’est trouvé – à juste raison d’ailleurs – légèrement embarrassé par une question pareille, a répondu : « Eh bien je n’ai fait que semer… et on verra » et puis il a ajouté « j’ai résisté ». Evidemment la résistance de monsieur Marzouki ici s’entend une résistance à Ben Ali ou au régime. Et là malheureusement pour lui, il dévoile un côté de sa pensée qu’on aurait préféré l’ignorer. Il a résisté à la dictature en s’appuyant sur la démocratie occidentale ou le bénévolat de certains démocrates occidentaux, en l’occurrence français peut être ?- Beaucoup d’autres résistants n’ont pas eu ses appuis et ne pouvaient les avoir. Beaucoup en résistant à la dictature, ils résistaient à ses commanditaires, la vraie et unique résistance pour le moment. Ils ont fini par payer le prix par leur propre vie. D’autres passent actuellement, pour le même genre de résistance, leur vie dans les geôles de la dictature. On ne veut pas que le docteur – comme il l’a annoncé – en rentrant prochainement au pays, soit arrêté et détenu. Que Dieu nous garde d’une telle pensée. Honni soit qui mal y pense !

A un moment devant l’avalanche des interventions contraires à ses propres thèses et comme mû par un certain sentiment de déception ou de chagrin, le docteur a lancé : « C’est dommage pour notre pays qui est déjà ouvert sur l’Occident ». Un autre aveu qui lui échappe. De qui et de quoi parle-t-il en disant « ouvert à l’Occident ». Ce ne sont certainement pas les citoyens qui souffrent les affres de la terreur du régime, les 99% de la population. Ceux qui sont ouverts sont effectivement tous ceux qui forment cette élite au pouvoir et la minorité qui tournoie d’une manière ou d’une autre autour de cette dictature. Une minorité qui constitue la colonne dorsale du régime. On retrouve la trace de leur ouverture à l’Occident dans toutes les banques occidentales. Comme on la trouve dans leur style de vie qui embarque toutes les caractéristiques occidentales sans se soucier le moindre du monde qu’à quelques kilomètres seulement des fils du pays vivent dans des conditions abominables et probablement n’ont aucune idée de l’existence de cet Occident. Il y en a même de ces ouverts à l’Occident qui non seulement ont épousé le style de vie de l’Occident et sont même devenus des proches parents à travers toutes sortes d’alliances, alors que nos familles, les cellules principales de notre société sont de plus en plus exposées à la désintégration pure et simple. Il n’y a pas dans cette gamme bien fameuse de l’opposition agréée par les instances occidentales, que le courant du docteur Marzouki, il y en a d’autres et tous sont ouverts à l’Occident avec ses gauches, ses droites, ses verts et mêmes ses partis sexistes hélas, exactement comme en Occident. Mais tous ces courants ou partis y compris le parti toile d’araignée que constitue le parti de la dictature n’ont que très peu de racine dans cette terre. Et on parle ici de racines culturelles, spirituelles, morales et finalement politiques. Pour tous il ne s’agit que d’une sourde lutte pour justement pour le pouvoir. Chacun d’eux pense qu’il est le courant le plus qualifié à diriger le pays. Mais aucun n’a le moindre projet crédible qui répond réellement aux aspirations des citoyens. Et comment peuvent-il en avoir un, alors que tous sont convaincus de l’ouverture du pays ou de leur propre ouverture à l’Occident ?- Une ouverture qui dit bien long sur la nature de tous ces courants.

Enfin de compte il était bien intéressant – même si le docteur a jugé mettre fin au débat prématurément que prévu – de savoir un quelque chose supplémentaire sur les horizons de l’opposition rationnelle dont monsieur Marzouki en serait l’un des cerveaux moteurs.