Ce n’est plus une réforme, mais une démarche subversive, une critique du discours dont l’islam a besoin. Tout comme d’autres religions, qui souffrent des mêmes carences.

Spécialiste de l’histoire comparée des religions, professeur à la Sorbonne, Mohamed Arkoun, qui a également enseigné à Princeton, a publié de nombreux ouvrages sur l’islam, notamment en France, « Pour une critique de la raison islamique », et à Londres, « The Unthought in Contemporary Islamic Thought ».

Le Nouvel Observateur. – Vous considérez que la réforme est une tentation toujours renouvelée du religieux…

Mohamed Arkoun. – …Et qui relève en islam de l’histoire mythique plutôt que de l’histoire réelle. Au xe siècle déjà, on jugeait que la religion s’était dégradée à mesure qu’on s’éloignait de son moment inaugural, et l’on voulait en revenir à la forme première – la re-forme – du message.

Mais la liberté religieuse qui permet au musulman ce contrôle doctrinal s’est trouvée confisquée, dès les Omeyyades, par le pouvoir politique. C’est pourquoi il ne faut pas, à mon sens, parler de réforme, pas plus que d’aggiornamento, car les guerres civiles actuelles attestent que la subversion politique du religieux en est arrivée à un tragique point de non-retour. La religion s’est trouvée décrédibilisée d’avoir été tant exploitée pour des objectifs politiques, et du fait de la violence exercée en son nom.

N. O. – Que devient la spiritualité dans ce contexte ?

M. Arkoun. – Le pape Jean-Paul II peut se permettre, lui, de parler de spiritualité ; le christianisme n’est pas engagé dans un face-à-face avec des pouvoirs politiques à l’intérieur des pays catholiques. Il se contente donc de parler de l’intérieur de la sphère religieuse. Si la possibilité lui en était encore offerte, peut-être l’utiliserait-il. Mais personne ne va, en Italie ou en France, disputer le contrôle du politique à la République. En revanche, ni les sociétés israélienne ou indienne ni le christianisme orthodoxe ne sont exempts de ces dérives que connaît l’islam.

Dans les pays musulmans, les Etats contrôlent totalement, depuis 1945, par le biais des ministères des Affaires religieuses, le champ de la pensée religieuse au bénéfice exclusif du politique, alors qu’auparavant des contournements étaient possibles. Les mouvements dits fondamentalistes sont parvenus à exercer à leur tour une influence substantielle sur l’opinion publique. Ils se sont présentés comme des partis politiques d’opposition voulant revenir à la source première de la religion. Ils prétendent ainsi promouvoir une réforme religieuse plus orthodoxe que celle qui est retenue comme norme par les Etats. La pente est très difficile à remonter : comment mettre entre parenthèses tout ce qui s’est passé en politique, de la révolution islamique en Iran jusqu’au 11septembre ?

L’islam a besoin d’une approche subversive du religieux, non par les armes, comme le préconisent les fondamentalistes, mais par une critique du discours religieux. Comment accepter, en effet, que ce qui demeure d’authentiquement religieux dans l’islam soit asservi à une visée politique qui, d’ailleurs, ne s’appuie sur aucun projet véritable ? Aucune solution proposée dans cette voie ne pourrait fonder une légitimité ni avoir la moindre efficacité.

N. O. – Comment en sortir ?

M. Arkoun. – Il faut d’abord montrer comment ils ont perverti de l’intérieur la fonction du réformisme. Certains imams, surtout en France, sont amenés à pratiquer de subtiles exégèses historiques pour tenter de minimiser la portée des versets qu’utilisent les intégristes pour justifier leurs actes.

C’est ainsi qu’aujourd’hui on observe, notamment chez les musulmans des pays démocratiques, une dispersion de toutes les formes de l’autorité religieuse, spirituelle, intellectuelle et scientifique. Cette dispersion est relativement nouvelle au sein de l’islam, puisque le champ démocratique qui aurait pu la rendre possible n’existe pas encore en pays musulmans. Aussi ces jeunes qui, pour conquérir un peu de pouvoir, essaient d’opposer un « bon islam » au « très mauvais islam » de M. Ben Laden ne font-ils, inconsciemment, que du bricolage.

C’est pourquoi je pense que l’aggiornamento – pour employer un mot d’autrefois – ne peut se faire qu’à partir d’une attitude subversive face au discours religieux. Aujourd’hui prévaut dans le monde une irrationalité croissante, aussi bien dans le champ du religieux que dans celui du politique. Seul le domaine de l’économie, qui obéit à une relative et intermittente rationalité, en est exempt, soumis qu’il est à des sanctions qui ne pardonnent pas ; tandis qu’en matière de religion on peut errer sans risque. Le religieux n’est éventuellement sanctionné que par la subversion de la rue, par le désordre, mais non pas intellectuellement, à travers un débat critique. L’irrationalité et la passion se manifestent partout – on le voit, par exemple, en France en ce moment. Alors cessons d’appeler à l’aggiornamento de l’islam, comme s’il était seul à en avoir besoin, comme s’il était particulièrement en retard par rapport aux autres religions, pour lesquelles un aggiornamento serait moins nécessaire. Or, pour ne citer qu’un seul exemple, il y a des Eglises dans la Russie actuelle qui se satisfont parfaitement de la guerre menée en Tchétchénie et ailleurs par les Russes orthodoxes, dans l’esprit de croisade du Moyen Age.

Cette focalisation sur l’islam considéré comme la religion la plus menacée de désintégration me paraît excessive. Les Américains pressent les musulmans de se ressaisir. Mais les Israéliens ? Sont-ils à l’abri de ces mêmes dérives dans le recours au religieux ? Comment distinguer ce qui convient à une religion et pas à une autre ? Je ne dis pas que nous n’avons pas de manques. Mais j’estime qu’il serait très utile que nous travaillions tous à remédier à nos carences respectives.

Propos recueillis par Catherine Farhi

Le Nouvel Observateur, 4 juillet 2002.