L’actualité dément régulièrement l’efficacité d’une réponse seulement répressive aux attaques du 11 septembre 2001. Qu’en est-il, en 2004, de cette série de violences armées anti-américaines et anti-israéliennes en particulier, anti-occidentales en général, commencée au début des années 1990, officialisée en 1996 par le plus médiatisé de ses acteurs (2) et que les attentats du 11.09.2001 ont inscrite sur le fronton des guerres de ce siècle ?
La prise en compte de la durabilité des « réseaux terroristes islamiques » ne suffit pas à interpréter leur existence dans un cadre scientifique et permet encore moins d’en tirer des conclusions de nature prospective. Les bribes d’information collectées par les acteurs de la riposte sécuritaire (militaire, policière et judiciaire) sont à n’en point douter utiles. Mais elles ne peuvent ni borner le champ de l’analyse ni en fournir les cadres, quantitatifs et – surtout – conceptuels. Sans négliger l’importance des considérations sécuritaires, l’analyse doit y intégrer la complexité des représentations culturelles et religieuses. Elle doit, d’autre part et peut-être plus encore, dépasser le culturalisme et l’unilatéralisme de l’approche dominante et restaurer la trivialité profane et universelle du politique.
Les « démocraties » et autres « défenseurs de la liberté » ou « de la tolérance » se sont-ils vraiment trouvés confrontés, dans le XXème siècle finissant, à une menace « intégriste » d’abord, « terroriste » ensuite, venue du monde musulman, ou bien l’« Occident impérial » (les Etats-Unis ayant vite rejoint et dépassé l’Europe coloniale et la Russie) peine-t-il d’abord à prendre l’exacte mesure de « la résurgence en politique du référentiel de la culture islamique » et, depuis peu, du développement d’une « contre-violence armée » en réaction à l’unilatéralisme et à l’iniquité de ses politiques ? L’administration américaine et ses soutiens étatiques occidentaux et arabes sont-ils seulement l’objet de la haine « de la démocratie » et « de la liberté » qui animerait leurs agresseurs « basculés » un par un dans « l’islam radical » ou bien sont-ils en train de rendre des comptes, au prix de la mort de milliers d’innocents, pour des milliers d’autres victimes, tout aussi innocentes, de politiques parfaitement irresponsables ?
Le piège analytique ne réside pas en effet dans l’appréciation (« optimiste » ou « pessimiste »(3) des performances respectives des « islamistes » et de ceux qui les combattent. Il se cache dans les catégories construites pour représenter la confrontation. Il est dans la distribution à bien des égards pernicieuse des appellations et des rôles – « agresseurs » contre « agressés », « intégristes » contre « démocrates », « terrorisme » contre « défense des valeurs » (voire, dans le cas de l’administration américaine, « exportation de la démocratie ») – que les bastions médiatiques d’une pensée chaque jour un peu moins plurielle ont réussi à imposer. Dans cette impasse où spécialistes en terrorisme mais également « philosophes », voire « psychologues » nous égarent, les agresseurs sont donc des « intégristes islamistes », l’agressé s’appelle « le camp des démocraties » et le « terrorisme » est le mode d’action des premiers contre les seconds, l’unique horizon de leur philosophie et de leur agenda politiques. L’Occident n’est plus un monde complexe, ambivalent et capable d’erreurs mais seulement l’incarnation des « valeurs » (et, au cœur d’entre elles, la « liberté ») dont ses obscurantistes ennemis visent à le priver. Comme si les bombes ne se contentaient pas de tuer ceux qui ont la malchance de se trouver sur leur chemin, relayées par les ondes radiophoniques elles semblent bien capables d’engendrer, à des milliers de kilomètres à la ronde, des millions d’autres victimes, sourdes à tout entendement et aveugles à toute réalité.
Le terrorisme…
La disqualification des résistances ou des oppositions à un ordre politique national ou régional, autoritaire ou illégitime, en les qualifiant de terroristes a été le fait de toutes les générations et de toutes les idéologies. Les nazis y recoururent pour discréditer les Résistants français. Ces mêmes Résistants, à peine dix ans plus tard, tombèrent pourtant dans le même piège en refusant longtemps de considérer les révolutionnaires algériens du FLN autrement que comme des « poseurs de bombes ». Trente ans plus tard, les représentants de ce FLN sont pour leur part parvenus à criminaliser, selon la même vieille recette, toute forme de résistance à leur indéboulonnable dictature. Last but not least, les leaders de l’Etat hébreu sollicitent aujourd’hui la condamnation universelle du « terrorisme palestinien », oubliant qu’ils occupent militairement un territoire aussi illégitimement que les Allemands occupaient la France ou les Français l’Algérie, et, en tout état de cause, en parfaite violation des résolutions de cette ONU qui fonde la légalité internationale de leur Etat. Ils évitent accessoirement de rappeler que, dans un contexte juridique au demeurant fort différent, ils firent exploser l’hôtel King David et ses 96 occupants pour… « libérer la terre d’Israël » de la présence britannique.
La bombe qui fit 168 morts en pulvérisant, en avril 1995, le siège de l’administration fédérale de l’Etat d’Oklahoma, celles qui prétendent libérer la Corse de l’« occupation française » ou le Pays basque de l’« oppression espagnole » entrent-elles pour autant dans cette catégorie-là ? C’est moins sûr. La violence du citoyen d’un pays démocratique qui entend contourner le désaveu par les urnes de son projet politique en recourant au langage de la violence aveugle ne saurait être assimilée à celle du citoyen en butte à une occupation militaire étrangère ou à un ordre politique tyrannique. La disqualification des résistances à l’ordre international des années 1990 passe sans surprise par le déni, de la part de l’agressé, de tout agenda politique cohérent chez l’agresseur. Peu importe que ces griefs aient été formulés en des termes parfaitement universels(4). Le dénonciateur de l’occupation de l’Arabie saoudite et de son asservissement à la super puissance mondiale ne saurait être qu’un « terroriste », le terroriste étant lui-même un « fou ». Il est irrationnel, seulement adepte de la violence « aveugle » et forcément hostile à toute valeur positive et universelle, tout particulièrement celle de « liberté ». On interdit ainsi de reconnaître la moindre relation de causalité entre les actes du « terroriste » et l’implication éventuelle de l’« agressé », voire sa responsabilité. Exit ainsi l’hypothèse d’une possible contre-violence de l’« agresseur » à une possible violence initiale de l’« agressé ». Pour que le concept de terrorisme conserve sa force et pour qu’il soit possible d’identifier et d’éradiquer le cas échéant par la force une catégorie très spécifique de recours à la violence collective contre des civils, il convient d’en faire un usage très sélectif et de ne pas s’en servir pour occulter sa propre violence. A défaut, on risque d’enfermer les relations internationales dans le cercle de la violence et de la contre-violence dont on prétend précisément sortir. La seconde méthode utilisée pour disqualifier une résistance consiste à criminaliser non seulement le mode d’action de ses artisans mais également leur vocabulaire politique. Terroristes, les agresseurs sont donc également des intégristes qui ont « basculé dans l’islam radical ».
… et « l’intégrisme »
En 1996 à Charm al-Cheikh, Boris Eltsine, qui était alors en train de lancer l’une des dernières guerres coloniales du siècle contre les nationalistes Tchétchènes, les chefs des administrations américaine et israélienne et celui de l’Autorité palestinienne, tous alors en lutte contre le Hamas qui peinait à démontrer la formidable hypocrisie des accords d’Oslo, Hosni Moubarak et ses homologues autoritaires de toute l’Afrique du Nord, en butte à la contestation de leur autoritarisme par une puissante opposition, communièrent dans une identique condamnation : celle du « terrorisme islamique ».
Le second trompe-l’œil de la représentation dominante du « terrorisme islamique » réside dans le recours inconscient ou parfaitement volontaire à l’illégitimation du lexique politique des « agresseurs ».
Il existe indiscutablement dans le monde musulman une catégorie d’acteurs qui tombent dans le piège de l’enfermement culturel et religieux. Pensant détenir le monopole de la représentation du bien, ils sont convaincus de ce fait qu’il n’est point de salut hors de leur système de croyances et de signes et entendent bien l’imposer à leur environnement. Il ne fait pas de doute que des formes d’enfermement culturel sévissent dans certaines strates des courants islamistes, qu’ils soient partisans de l’action armée ou non. L’« intégrisme » ou le « fondamentalisme » sont donc autant de concepts utiles. Encore faut-il prendre le temps de noter d’abord que cette disposition intellectuelle regrettable, qu’il est tout à fait légitime de dénoncer dans le camp des « agresseurs », exerce tout autant ses ravages dans le camp des « agressés ». La référence indiscriminée à « l’intégrisme musulman » comme unique explication de l’hostilité anti-occidentale devient par ailleurs scientifiquement fragile et politiquement dangereuse lorsqu’on l’extrapole à un phénomène beaucoup plus répandu, infiniment plus banal et moins pathologique que l’« intégrisme » d’une minorité. Il s’agit cette fois de la volonté de millions d’hommes et de femmes, capables un peu partout de former des majorités électorales, de s’affranchir, fût-ce de mille et une manières très différentes, de ce qu’ils perçoivent comme une pesante hégémonie symbolique et culturelle héritée de l’histoire coloniale. Lorsque le regard extérieur emprunte un raccourci tel qu’il amalgame « Talibans et Erbakan » dans un même opprobre irrationnel(5), toute opposition aux régimes autoritaires arabes, toute résistance palestinienne à l’occupation israélienne et toute tentative de réaction aux méthodes de la politique étrangère américaine se trouvent illégitimées du seul fait de l’« islamité » du vocabulaire de leurs acteurs. Le sommet de Charm al-Cheikh en 1996 a constitué l’expression archétypique de ce trompe-l’œil sémantique.
… contre « la démocratie » et la « liberté » ?
« Oussama n’a que faire de la Palestine », « Oussama se fiche de l’Irak », nous répètent à l’envi les spécialistes du wahabisme lorsqu’ils nous « expliquent » le terrorisme islamique. Il n’en veut qu’à notre démocratie, à nos libertés, à nos valeurs.
Pour ne rien dire de la lente déchéance de leurs parents, punis par centaines de milliers parce que le tyran qui les martyrisait impunément depuis vingt ans avait cessé de plaire à l’administration américaine, cinq cent mille enfants irakiens, morts une première fois d’un impitoyable embargo économique, semblent aujourd’hui condamnés à périr à nouveau. Immolés (même si selon les termes de Madeleine Albright , la secrétaire d’Etat américaine d’alors, cela « en valait la peine » eu égard à l’importance des objectifs que pensait alors poursuivre son administration – déclaration faite en 1996 dans l’émission 60 minutes), ils sont en quelque sorte rayés une seconde fois de la carte politique de ce monde par les exégètes médiatiques les plus autorisés du « terrorisme » et de l’« islam radical ». Leur décès n’a aucun poids politique ; il n’est susceptible de prendre rang dans aucune explication « géopolitique », ni de générer la moindre mobilisation ou la moindre résistance. Oussama et la génération Al-Qaïda n’ont rien à voir non plus avec la forfaiture française et occidentale face au coup d’Etat militaire de 1991 en Algérie, rien à voir donc avec les milliers de disparus aux mains des escadrons de la mort, rien à voir avec les milliers de torturés dans les prisons égyptiennes, algériennes, tunisiennes et marocaines – dans des pays auxquels notre coopération sans faille permet de se maintenir à l’abri de tout embargo, voire de la moindre pression politique du « camp de la démocratie »(6). En octobre 2000, le destroyer américain USS Cole fut frappé par une attaque-suicide en rade d’Aden. Il s’apprêtait à poursuivre sa route vers l’Irak pour aller y parfaire cet embargo dont on sait maintenant, mais un peu tard, qu’il a été aussi parfaitement inutile que terriblement meurtrier. Lors des obsèques des 17 marins morts dans l’attentat, le prédécesseur du président Bush leur rendit hommage en soulignant qu’ils étaient à ses yeux « liés par un même engagement au service de la liberté ». Le président Clinton rappela que « l’Amérique ne cesserait de lutter pour la paix et la stabilité au Proche-Orient et dans le monde ». Il stigmatisa pour finir l’intolérante devise qu’il prêtait aux agresseurs intégristes : « it’s their way or no way ! »(7). Sans doute ne pouvait-il pas imaginer que ce serait, à très peu de chose près, cette terrible formule-là (« avec nous ou contre nous ») qu’emploierait quelques mois plus tard son successeur pour lancer les Etats-Unis et une grande partie du monde sur les chemins hasardeux de sa grande « croisade » contre « la terreur ».
(*) François Burgat est chercheur au CNRS (IREMAM, MMSH, Aix-en-Provence)
Notes :
1. Ces quelques réflexions doivent se lire comme le préalable à une démarche plus large, plus documentée, consacrée à la place du réseau Al Qaïda dans le phénomène islamiste contemporain. Elles n’ont dans les pages suivantes que la valeur d’hypothèses introductrices.
2. Date à laquelle Oussama Ben-Laden lance son « Appel (…) à ses frères musulmans du monde entier et de la péninsule Arabique en particulier ».
3. La première erreur que commettent les acteurs ou les adeptes du « War against terror », des deux côtés de l’Atlantique, est souvent d’ordre quantitatif. Elle réside dans une double surévaluation : celle de la portée des victoires de leur camp et celle de l’ampleur réelle de cette menace… dont leurs succès (et les ressources électorales ou autres qu’ils leur procurent) ont tant besoin. L’administration américaine a montré qu’elle savait jouer constamment sur ce double registre. Il faut donc contourner d’abord le piège du wishful-thinking où tombent ceux qui nous annoncent, sans se lasser, « la déroute des islamistes » en général et la « débâcle d’Al-Qaïda » en particulier, tout en désignant dans le même temps, plus ou moins explicitement, un terroriste potentiel en chaque musulman.
4. Par exemple : « Même le poulet… si un individu armé entre sur son territoire et veut s’en prendre à sa maison, il le combat. Et c’est un poulet. Nous, nous ne réclamons rien d’autre que les droits de toute créature vivante, sans parler des créatures humaines ou des musulmans » (Oussam Ben Laden, extrait de l’interview à G. Fullet et Peter Arnett en 1998).
5. Du nom du leader turc fondateur de la formation qui est aujourd’hui au pouvoir en Turquie.
6. Dans La dictature confisquée, Jean-Michel Foulquier, diplomate français, a comparé la relation des Etats-Unis avec l’Arabie saoudite au lien d’affaire qui unit un souteneur et une prostituée (« tu payes et je te protège »). Cette problématique peut bien évidemment être étendue à un certain nombre d’autres Etats de la région, dont l’Egypte d’Al-Dhawahiri. En 1990, entre les deux tours d’une élection législative si grossièrement manipulée que presque toute l’opposition avait préféré la boycotter, alors que les prisons égyptiennes étaient bourrées avec le même entrain que les urnes, que la torture y battait son plein, que la loi adoptée en 1981 (et reconduite inlassablement jusqu’à ce jour) entrait dans sa neuvième année et que le président Moubarak songeait déjà à la première des réformes constitutionnelles successives qui lui permettrait d’être « réélu » indéfiniment, le président du Sénat français vint lui remettre solennellement le prix Louise Michel au titre de « son action au service de la démocratie et des droits de l’Homme ». La dérive répressive ubuesque du successeur du président Bourguiba a toujours passé avec un égal brio l’épreuve de la reconnaissance occidentale, française en particulier, le président Chirac ayant décerné à plusieurs reprises à son pays le label d’« expérience exemplaire de modernisation ». En 1995, les élections algériennes à la présidence de la République furent considérées par les mêmes comme « satisfaisantes sur le plan de la démocratie ». Plus près de nous, un silence médiatique total règne sur la flambée répressive qui s’est abattue sur le Maroc, comme au temps des pires années de plomb.
7. « The idea of common humanity and unity amidst diversity, so purely embodied by those we mourn today, must surely confound the minds of the hate-filled terrorists who killed them. (…) They envy our strength without understanding the values that give us strength, for, for them, it is their way or no way : their interpretation, twisted though it may be, of a beautiful religious tradition ; their political views ; their racial and ethnic views — their way or no way ».
Source : La revue française “Confluences Méditerranée”, N° 49, printemps 2004
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